Le sang des Borgia
qui peuvent un jour l’amener à vouloir s’emparer de notre cité. Pour me résumer, jeune homme, la question est donc : César Borgia est-il le meurtrier ?
— Je n’en crois rien, Votre Excellence. Je vais donner mes raisons. Juan Borgia a été poignardé à plusieurs reprises – dans le dos. Ce n’est pas le genre de son frère César. Celui-ci est un guerrier, un homme solidement bâti, un seul coup lui aurait suffi. De surcroît, il combat toujours face à face. Un meurtre accompli de nuit dans une rue obscure, un corps jeté dans le Tibre… tout cela n’est pas dans sa nature. C’est bien ce qui me convainc de son innocence.
Au cours des mois qui suivirent la mort de Juan, Alexandre connut plusieurs accès dépressifs. Quand le chagrin le submergeait, il se retirait dans ses appartements, refusant de voir quiconque et même de s’occuper des affaires de l’Église. Puis il en ressortait, rempli d’une énergie nouvelle, bien décidé à entreprendre sa réforme.
Pour finir, il appela Plandini et lui dicta une lettre convoquant la commission de cardinaux chargée de lui soumettre ses conseils.
Il déclara également à Duarte que les changements ne se limiteraient pas à l’Église : il comptait bien changer de vie, changer Rome.
Et celle-ci en avait bien besoin. La fraude y était monnaie courante, comme le vol et l’immoralité. Cardinaux et archevêques n’hésitaient pas à s’exhiber dans les rues avec de jeunes gitons vêtus de costumes orientaux. On comptait près de sept mille courtisanes, qui posaient d’ailleurs un problème non seulement moral, mais sanitaire. La syphilis, venue de Naples – on la disait apportée par les Français –, était remontée vers le Nord. De riches Romains, infectés par la « vérole française », passaient ainsi des heures plongés dans des barils d’huile d’olive, croyant par là apaiser un peu leurs maux. Et bien entendu, l’huile était ensuite vendue dans les échoppes. Quelle comédie !
Le pape savait toutefois qu’il lui fallait d’abord réformer le clergé et ses pratiques, et pour cela il avait besoin de la commission. L’Église catholique était une énorme entreprise brassant des sommes considérables. À elle seule, la chancellerie du Vatican envoyait chaque année plus de dix mille lettres. Le cardinal dirigeant la Chambre apostolique – branche financière de l’Église – devait payer des milliers de factures, jongler avec toutes les monnaies d’Europe. La Curie comptait un nombre toujours croissant de clercs, tous salariés ; bien des offices – légitimes ou non – étaient à vendre ou à échanger.
Il fallait pourtant prendre en compte d’autres considérations. Une réforme affaiblirait forcément le pouvoir du pape et renforcerait celui du collège des cardinaux. Les deux camps se livraient à ce sujet une lutte sournoise qui durait depuis plus d’un siècle.
Il était donc évident que, dans ce contexte, l’accession au cardinalat représentait un enjeu de poids. En inondant le collège de parents et d’alliés, le souverain pontife accroîtrait son pouvoir. Il pouvait même, de cette façon, influencer l’élection de son propre successeur, tout en protégeant l’avenir et la richesse de sa famille.
Et, bien entendu, limiter le nombre de cardinaux renforçait le pouvoir de ceux déjà en place. Qui de surcroît y trouveraient leur compte financièrement, car les revenus du collège étaient partagés à égalité.
Un peu plus d’un mois après le début de ses travaux, la commission chargée par Alexandre de proposer des réformes se réunit dans une salle du Vatican pour exposer ses recommandations au pape.
Le cardinal Grimani, petit Vénitien très blond, se leva et, d’une voix mélodieuse, déclara :
— Nous avons examiné les projets de réformes des précédentes commissions papales, et réfléchi à celles qui nous paraissent aujourd’hui nécessaires. Je commencerai par celles relatives aux cardinaux. Il a été décidé que nous devrions renoncer aux plaisirs terrestres, limiter le nombre de repas au cours desquels on sert de la viande, et faire lire la Bible lors de chacun d’eux…
Alexandre attendit patiemment la suite : pour le moment, il n’y avait là rien de bien nouveau.
Le cardinal Grimani proposa ensuite de mettre un terme aux pratiques simoniaques, aux dons de biens d’Église, de limiter les revenus des cardinaux ; pas ceux, personnels, liés aux biens
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