Le sang des Borgia
l’avait même mise en péril.
César n’était pas surpris que son père l’ait soupçonné, mais il en souffrait bien plus qu’il ne l’aurait cru.
Mais mieux valait qu’il en soit ainsi. Il pourrait certes dire la vérité à Alexandre, mais celui-ci n’en souffrirait que davantage. Qu’il doute de son fils, passe encore, mais de lui-même ? Il en serait affaibli, et la famille avec lui. Ce que jamais César n’accepterait.
Lucrèce priait devant une grande statue de la chapelle du couvent quand l’une des religieuses vint l’appeler. C’était une jeune fille un peu crispée appartenant à la famille royale de Naples. Beaucoup de lignées aristocratiques faisaient en effet entrer leurs filles au couvent ; elles y côtoyaient de jeunes paysannes animées par une sincère vocation religieuse. Les unes comme les autres servaient l’Église : les familles opulentes lui versaient de grosses sommes d’argent, les pauvres priaient pour le salut des riches.
La jeune fille, bégayant presque, apprit à Lucrèce que quelqu’un attendait pour lui remettre un message important.
Lucrèce, pleine d’appréhension, s’avança aussi vite qu’elle put, ses pas résonnant dans les couloirs vides.
Elle était vêtue d’une robe de laine grise très simple, sur laquelle elle avait passé un gilet de coton. Dieu merci, pensait-elle chaque matin en s’habillant, ce sont des vêtements amples et peu raffinés : ils dissimulaient son ventre, qui s’arrondissait de jour en jour.
Il ne lui fallut que quelques instants pour parvenir dans le vestibule, mais ses pensées se bousculaient. Son père allait-il bien ? César, incapable de vivre sans elle, et ne l’ayant pas revue depuis des mois, serait-il parti pour de bon ? Ou bien s’agissait-il simplement d’un autre message où Alexandre la supplierait de revenir à Rome ?
Elle n’en avait ouvert qu’un, bien que Perotto, le jeune page, lui en ait apporté de nombreux. Elle redoutait que son père ne lui demande d’obéir, chose impossible, quand bien même elle l’aurait voulu. Son état lui interdisait de se montrer en public, d’autant plus que le jeune messager lui avait appris qu’Alexandre comptait faire annuler le mariage avec Giovanni en accusant celui-ci d’être impuissant. Elle se tapota tendrement le ventre :
— Et alors, comment ferait-il pour expliquer ta venue ?
Le vestibule était austère et glacé ; sols de marbre, fenêtres couvertes de rideaux noirs, crucifix accrochés aux murs nus. Y pénétrant, la jeune femme s’arrêta net, stupéfaite : César l’attendait, seul, en tenue de cardinal.
Lucrèce fut si heureuse de le voir qu’elle se précipita vers lui pour se serrer dans ses bras, sans se soucier qu’on puisse les voir. Mais César la repoussa et, le visage fermé, lui jeta un regard sévère. Elle faillit fondre en larmes :
— César ! Que se passe-t-il ?
Il était impossible qu’il ait remarqué son état, ou en eut entendu parler par quiconque. Comme elle restait là, pétrifiée, il baissa la tête et dit :
— Juan est mort. On l’a assassiné l’autre nuit.
Lucrèce sentit ses jambes se dérober sous elle et tomba en avant ; César n’eut que le temps de la rattraper. S’agenouillant, il nota la pâleur de sa peau, les petites veines qu’on discernait sur ses paupières closes. Il l’appela doucement, mais elle ne répondit pas. Ôtant sa cape, il la lui glissa sous la tête.
Les paupières de Lucrèce s’ouvrirent au moment où César la prenait dans ses bras. Elle voyait encore flou et n’aperçut que ses yeux.
— Tu te sens mieux ? demanda-t-il.
— Quel horrible cauchemar ! Juan est mort ? Et père ? Est-il capable de le supporter ?
— Pas très bien.
Puis César posa la main sur le ventre de sa sœur et fronça les sourcils :
— J’ignorais tout de ton état.
— Oui.
— Ce n’est pas le meilleur moment ; père veut faire annuler ton mariage, et personne ne croira que ce porc de Giovanni est impuissant !
Lucrèce se redressa. Il y avait quelque chose de tranchant dans la voix de son frère – de toute évidence, il était mécontent. Apprendre que Juan était mort l’avait bouleversée, et voilà que César se montrait furieux contre elle :
— Giovanni n’y est pour rien, dit-elle d’un ton froid. Je n’ai couché avec lui qu’une fois, lors de ma nuit de noces.
— Alors, quel scélérat me faudra-t-il poignarder ? Elle tendit la main pour lui caresser
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