Le sang des Dalton
Espèce de salaud ! » cria-t-il.
Avec effort, Short franchit les quelques pas qui le séparaient du fourgon à bagages. (Je n’ai jamais entendu parler d’un bonhomme aussi solide.) Tout le devant de son costume était en sang.
« Étendons-le sur cette malle », préconisa-t-il.
Le bagagiste le dévisagea, incrédule. Short empoigna Blackface Charley Bryant par les chevilles, le bagagiste l’attrapa par les épaules et ils soulevèrent le cadavre. Charley avait les yeux fermés et du sang s’écoulait de sa bouche comme de la bave.
« Je me sens un peu dans les vapes », déclara Short.
Il s’assit sur le plancher, s’appuya sur un coude, puis s’affala contre la malle. Il ferma les yeux.
« Tu t’es déjà couché sur un matelas en plumes après avoir chevauché pendant deux jours à toute allure sans dormir ?» murmura-t-il.
Lorsque le train fit halte à Waukomis, il était mort.
10
Cet été, Grattan Dalton le passa dans une prison californienne. Vers la mi-mai, Will Smith, le détective des chemins de fer, s’était présenté devant sa cellule avec un journal de l’Oklahoma. Il avait enfilé ses lunettes et lu à voix haute plusieurs articles sur l’attaque du Santa Fe-Texas à Wharton ; cette poule mouillée de Ransom Payne figurait parmi les témoins cités. Smith avait replié ses binocles et fait des gorges chaudes :
« J’ai beau me casser la nénette, je ne pige pas pourquoi tes frangins feraient un coup pareil alors que ton procès est pour bientôt. Il me semble que ça risque de monter un peu les jurés contre toi. »
Grat était étendu sur son matelas, les mains derrière la tête. « Peut-être qu’ils n’avaient rien de mieux à faire, conjectura-t-il. Peut-être que la répétition de la chorale avait été annulée. » Smith avait porté ses pas six cellules plus loin, jusqu’à celle où Bill Dalton compulsait un ouvrage de droit en suivant les mots du doigt. Smith avait pris des nouvelles de la famille de Bill et du procès qui approchait, mais mon frère avait entrepris de réciter le texte à voix haute jusqu’à ce que le détective s’en aille.
Bill comptait tellement d’amis dans le comté qu’il paraissait peu probable au procureur d’obtenir une quelconque condamnation, aussi mon frère fut-il libéré sitôt après sa mise en accusation. Les choses furent différentes pour Grat, qui fut inculpé de « tentative de vol à main armée » à Alila. Le procès eut lieu au tribunal du comté de Tulare, à Visalia, le 18 juin 1891. Breckinridge, l’avocat de mon frère, pénétra dans la salle d’audience en parcourant pour la première fois le dossier préparé par son assistant. Il serra la main des représentants du ministère public et de plusieurs cadres de la Southern Pacific présents dans l’assistance, avec qui il échangea quelques mots à voix basse et rit un peu plus longtemps qu’eux. Il sentait l’hamamélis lorsqu’il prit place à côté de Grat. Mon frère, lui, avait le crâne rasé à cause des poux qui infestaient les oreillers de la prison. Ses oreilles ressortaient ; il avait le teint blafard. Il était vêtu d’une chemise blanche trop grande pour lui, ainsi que d’une cravate qu’il avait déjà dénouée.
« Vous n’êtes pas du tout inquiet ? s’étonna Breckinridge.
— J’ai étudié un peu le droit quand j’étais marshal dans le territoire d’Oklahoma et je sais de fait qu’il est impossible de condamner quelqu’un pour complicité à moins que l’un des auteurs présumés du crime n’ait été arrêté. Je vois mal comment ce procès pourrait durer plus d’une après-midi.
— On a déjà vu plus étrange », fit Breckinridge en défaisant les fermoirs de son cartable.
Le procès s’éternisa trois semaines et Breckinridge, le soi-disant avocat de la défense, ne se leva pas plus d’une dizaine de fois de son siège pour formuler une objection. Il ne soumit ni Smith ni aucun autre détective à un contre-interrogatoire. Il accepta que soient retenus en tant qu’éléments à charge les éperons usés de Bob, de même que les deux rosses prétendument utilisées lors de la fuite, et jusqu’au témoignage du mécanicien de la locomotive, d’après qui Grat devait être l’un des bandits, car il était « de taille similaire ».
En juillet, alors qu’il revenait de la pause déjeuner en soufflant sur son peigne à moustache, Breckinridge confia à mon frère :
« Je viens de
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