Le secret de la femme en bleu
occupée par Agnès. Sans se soucier davantage de la sœur tourière, l’homme s’élança dans la galerie qui s’ouvrait sur le vestibule. Devant lui, tout à coup, il vit un moine, pansu, massif, avec un visage d’un calme effrayant : un roc qui lui barrait le chemin. Le sicaire qui avait déjà dégainé se précipita vers lui pour l’attaquer avant qu’il ait eu le temps de sortir son glaive du fourreau. Deux gestes courts, rapides, incompréhensibles… Les traits de l’agresseur exprimèrent un étonnement douloureux. Il secoua la tête, incrédule, plia les genoux et s’allongea lentement sur le dallage. Le frère Antoine s’approcha de lui, retira de son corps ses deux couteaux de jet, les essuya à ses vêtements et prononça, avec conviction, la prière des agonisants…
Le complice qui, à l’issue latérale, observait lui aussi les alentours avait fini par remarquer quelque chose d’insolite sur le parvis : ses amis avaient disparu ! Le judas de cette porte ne donnait qu’une vue partielle sur la place. Inquiet, il fit deux pas à l’extérieur pour l’apercevoir tout entière. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre sinon ce qui s’était passé, du moins ce qui en était résulté. Il rentra précipitamment et estima, lui aussi, qu’il devait prévenir ses maîtres de toute urgence. Il rajusta son ceinturon, saisit et brandit son glaive et se précipita par un petit passage vers le cœur de l’abbaye. A l’endroit où ce couloir débouchait sur la grande galerie se dressait un homme curieusement vêtu, un Syrus ou un Grec, qui tenait à la main une épée courbe et qui le regardait venir avec un méchant sourire aux lèvres. Il paraissait mince, voire fluet. En apparence, rien d’un colosse. Cependant, à défaut d’être vigoureux, peut-être était-il très habile.
Il le fut. Avec une prestesse quasi magique, à la façon des bestiaires évitant la charge d’un taureau dans les jeux de cirque, il s’effaça devant celle du sicaire. Celui-ci n’avait pas eu le temps de se retourner que déjà l’arme de son adversaire le frappait au-dessous de l’omoplate et lui transperçait le cœur. Timothée ne s’attarda pas. Il retira sa lame en soutenant le corps du bandit qu’il laissa ensuite s’écrouler comme une masse. Puis, sans hâte, il se dirigea vers la cellule d’Agnès.
— Courage, nous voici ! A moi, Aquitaine ! s’était écrié Magne lorsque la femme en bleu, lui-même et Alban étaient arrivés devant la porte de cette cellule.
Confiants, ils pénétrèrent directement dans le logis.
Ils restèrent comme pétrifiés en apercevant devant eux, non Agnès sur le départ, son fils dans les bras, mais la haute stature d’Erwin encadré, à gauche, par le colosse roux Sauvat, à droite, par le comte Childebrand, tous trois prêts au combat. Magne tourna immédiatement les talons et s’enfuit. La femme en bleu, elle, n’avait pas bougé. Elle ordonnait, calmement en apparence, les plis de sa longue tunique et rajustait son voile, qui ne laissait voir que ses yeux.
— C’est fini, lui dit doucement le Saxon. En vérité, fini, et bien fini !
Elle leva alors la tête, semblant prendre le Ciel à témoin.
— Agnès, oh ! Agnès, murmura-t-elle d’une voix rauque, pourquoi cela ? Ah ! Dieu, pourquoi m’as-tu trahie, toi ? Oh ! Agnès…
Elle fit entendre un long gémissement puis, subitement, elle porta à sa bouche une bague dont elle avait ouvert le chaton et avala ce qu’elle contenait. Ni Childebrand ni Sauvat n’avaient eu le temps de l’en empêcher.
Elle put encore exhaler une faible plainte :
— Agnès… misérable… jamais… non pire trahison… jamais…
Ses traits se crispèrent, elle poussa un cri et s’affaissa. Alban, profitant de la surprise et de l’émotion que ce geste tragique avait provoquées, avait, à son tour, pris la fuite sans qu’on tentât de le poursuivre.
Les soubresauts et tressaillements de l’agonie de celle qui gisait firent glisser lentement le voile masquant sa face et la perruque qu’il maintenait, découvrant un visage d’homme ! Sauvat, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, ne sut que bredouiller :
— Mais… mais… c’est…
Le comte Childebrand regardait de tous ses yeux ce cadavre inattendu. Parvenant à grand-peine à dominer sa stupéfaction, il jeta :
— Dieu me damne… qu’est-ce là ? Qui est-il ? Pourquoi ici celle-là… non, plutôt, celui-là ? Ah ! vertu Dieu…
Erwin,
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