Le Secret de l'enclos du Temple
l'imposait d'une pareille somme, il devrait vendre tout ce qui avait de la valeur chez lui, ses plus beaux habits et ceux d'Armande, ses bijoux, ses meubles, ou s'endetter encore. Déjà, dans la journée, le quartenier et le colonel du quartier avaient exigé de lui qu'il participe aux compagnies de gens de guerre. Accepter signifiait qu'il se battrait contre les troupes royales, si celles-ci investissaient la ville. Une posture inconcevable.
Le samedi, tourmenté à l'extrême, Gaston se rendit au Palais de justice pour avoir confirmation de la fameuse taxe. La Grand-Chambre était pleine aussi dut-il patienter dans la grande galerie, comme des centaines d'autres Parisiens, et écouter les débats par la porte ouverte.
On y lut une lettre du roi envoyée au gouverneur de Paris qui lui commandait d'obliger les parlementaires à se rendre à Montargis. À la fin de cette lecture, le corps de ville et tous les colonels et capitaines de quartiers jurèrent de s'unir pour la défense commune. Il fut décidé que tous les bourgeois porteraient les armes.
De multiples rumeurs circulaient : on assurait que le prince de Conti et M. de Longueville étaient bien disposés envers le Parlement, que M. de La Rochefoucauld avait écrit en ce sens à Mme de Longueville, laquelle s'était rangée au côté des Parisiens. Ces derniers caquets rassuraient : la reine ne les affamerait pas si des princes et des princesses demeuraient dans la capitale.
Sans attendre la fin de la séance tant il était excédé d'une telle inconscience, Gaston sortit se calmer. Le ciel était sombre. Il tombait un mélange de pluie et de neige et il resta un long moment à l'abri, en haut du grand escalier du Palais, d'abord à enfiler ses gants épais, puis à méditer en regardant vaguement l'agitation des lieux. Les braiments des mules qui attendaient leurs maîtres se succédaient par vagues. On avait construit un vaste abri de fortune en planches pour protéger les chaises à porteurs. Les valets s'étaient regroupés autour de braseros fumants, avec les palefreniers et les cochers ayant délaissé les carrosses. Gaston songea à la Seine aperçue en venant, noyant déjà presque tout le port de la Grève. Si la pluie continuait ainsi, la rivière envahirait les rues. Ce serait une nouvelle infortune pour les habitants.
Il devinait comment l'insurrection allait finir. Déjà, il ne rentrait plus ni blé ni fourrage en ville. Dans huit jours, la famine ferait des ravages. Dans quinze, on trouverait les premiers cadavres de femmes et d'enfants gisant dans les rues. Gaston avait quatorze ans lors du siège de La Rochelle, et il s'en souvenait trop bien ; presque tous ses habitants étaient morts. Si les échevins n'arrivaient pas à maintenir l'ordre, les gens tueraient pour voler leur voisin. Les plus affamés mangeraient les chiens et les rats, peut-être les femmes ou les enfants. Des milliers de truands sortiraient de la cour des Miracles, pillant les habitations abandonnées et tuant sans préférence politique. Sans doute, les plus audacieux tenteraient-ils des sorties. Celles-ci seraient vaines, les fuyards se voyant massacrés par les troupes allemandes ou pendus. Pris au piège, les frondeurs les plus extrêmes assassineraient au moindre prétexte ceux restés fidèles au roi. Viendrait le retour de la sauvagerie de la Ligue, lorsque les Seize faisaient régner la terreur. Dans un mois ou deux, après cinquante ou cent mille morts, Paris se rendrait, et Condé ferait rouer et pendre les responsables de la rébellion.
Il devait quitter cette ville avant qu'elle se transforme en charnier. Puisqu'il était sans obligation, rien ne l'empêchait de partir pour Mercy rejoindre Louis. Mais encore fallait-il sortir de la prison qu'était devenue la capitale.
*
Il lui faudrait une voiture. Un vieux carrosse avec deux chevaux ferait l'affaire puisqu'ils seraient seulement quatre à l'intérieur : Armande, lui, et les femmes de chambre, les laquais gardant la maison. Sauf si une femme de chambre voulait rester ou si François désirait les accompagner. Mais comme les voitures étaient fouillées par la milice, il ne pourrait rien emporter. De surcroît, pour sortir de la ville, un laissez-passer ou un passeport s'imposait. Comment l'obtenir ?
Au lieu de le décourager, ces difficultés l'aiguillonnèrent. Il s'enroula dans son manteau et descendit prudemment les marches glissantes. En se dirigeant vers son cheval sous l'abri, il remarqua
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