Le secret des enfants rouges
projets littéraires de l’inspecteur, obtiendrait de lui une demande dûment estampillée de levée d’écrou.
Aussitôt rendu rue Fontaine, il avait téléphoné ses instructions à son commis.
Il consulta sa montre. Dans le meilleur des cas, Joseph et Yvette ne seraient pas là avant seize heures.
Incapable de se concentrer, il traversa la cour et s’installa dans l’atelier. C’était sa pièce favorite, celle qui abritait l’univers de Tasha, où chaque objet, chaque colifichet, chaque meuble évoquait sa présence, la pièce où ils faisaient l’amour, se livraient leurs pensées, faisaient des projets, un lieu d’intimité où elle était toute à lui. Il y flottait une odeur familière de térébenthine mêlée au parfum de benjoin. Il revécut leur étreinte de la veille et sourit. Il aimait le désordre qui jalonnait l’espace. Il suivit la piste de linge et de châssis jusqu’à l’alcôve où le lit bâillait. Du plat de la main il caressa les draps froissés dont il s’était extirpé à regret quelques heures plus tôt tandis qu’elle dormait d’un sommeil profond. Le matin, il la désirait toujours davantage que le soir.
Il ne put s’empêcher de ramasser le corsage et les pantalons, en boule par terre, et de retaper les oreillers. Alors qu’il les remettait en place, une feuille de papier voleta sur le plancher. C’était une lettre. Sans l’avoir prémédité, il lut une phrase tracée d’une écriture carrée :
… J’ai hâte de te serrer dans mes bras. Après Berlin où tout n’est que discipline et belle ordonnance, je rêve de m’asseoir avec toi à la terrasse d’une brasserie parmi les tables rondes cerclées de cuivre…
Machinalement, il glissa la missive dans la taie. Un court instant, son corps continua d’obéir aux ordres transmis par son cerveau : plie ce caraco, jette ce croûton de pain, lave ces verres. La douleur le transperça au milieu d’un geste, il demeura stupide au-dessus de la pierre à évier.
Le cheval ahanait à gravir la populeuse rue des Pyrénées. Il dut céder le passage à un troupeau de vaches.
— Vite, vite ! scandait Tasha penchée à la portière du fiacre.
Les heures écoulées, consacrées à une séance de travail chez son éditeur, n’avaient fait qu’attiser son impatience.
Le cheval bifurqua rue des Partants, dépassa l’hôpital Tenon, remonta la rue de la Chine. Ici, on abandonnait le Paris remodelé par le baron Haussmann pour pénétrer dans celui d’Eugène Sue. Parmi ces dédales de rues tortueuses aux noms exotiques, coupés de cours où un lilas pelé jaillissait encore des murs gris, la misère cachait ses plaies.
Le cheval poursuivit son ascension cahin-caha et s’immobilisa devant une sorte d’hôtel borgne :
HÔTEL DE PÉKIN
Maison meublée
Chambres au mois ou à la journée
Tasha sauta lestement de la voiture et régla le cocher renfrogné. Comme la fois précédente, elle se boucha le nez en entrant dans le vestibule, tant les effluves de chou-fleur étaient forts. Son « bonjour » aimable ne parvint pas à dérider la femme joufflue au menton hérissé de poils qui présidait à la réception.
— Il est là, il a pas bougé de la matinée, glapit-elle avant que Tasha formule sa question.
Son paquet à la main, elle escalada les trois étages. À peine eut-elle gratté à la porte que celle-ci s’ouvrit, tout comme s’ouvrirent les bras de l’homme qui guettait sa venue. Elle se serra contre lui, heureuse de se sentir si fragile sous la pression de ses paumes. Elle oublia les années difficiles, les errances, les doutes. Du pied, l’homme claqua la porte. La matrone au comptoir leva les yeux au ciel.
— Tu parles d’un foutoir ! Si ça continue j’vais monter un boxon, moi !
L’inspecteur Joseph Pignot franchit la porte en fer du dépôt, salua le guichetier et se retrouva à l’intérieur d’une vaste salle gothique où des colonnes imitant le marbre soutenaient une voûte en pierre de taille. Face à lui se trouvait le cabinet vitré des brigadiers et des sous-brigadiers. À droite était aménagé le cabinet de fouille. Au-delà des vitrages dormants, il aperçut confusément les promenoirs grillagés.
L’inspecteur Joseph Pignot s’avança résolument, prêt à se confronter aux escrocs, aux pickpockets et aux drôlesses fraîchement débarqués des voitures cellulaires Le mystérieux assassin qui terrorisait Paris se dissimulait-il parmi eux ? Mais de tous
Weitere Kostenlose Bücher