Le secret des enfants rouges
esquisses. À la dérobée, il l’observa. Elle mâchait avec une sorte de frénésie, exactement comme ces miséreux, abonnés aux soupes populaires, qui avalent tout ce qui reste parce qu’ils ne peuvent rien emporter.
— Tu veux encore de la viande ?
— Oh oui !
Il alla chez lui chercher la photo qu’il avait tirée d’elle, et la lui offrit.
— C’est moi… C’est drôle, mon image sur du papier. C’est difficile à faire ?
— Je t’expliquerai.
— Oui… Papa doit s’inquiéter.
Sa voix s’éteignit et elle considéra Victor d’un air effarouché.
Que dire à une fillette de cet âge ? Il n’en avait aucune idée. Elle semblait apeurée.
— Il y a des chances qu’il m’allonge une raclée, murmura-t-elle.
— Pourquoi ? Si la police t’a…
— Oh, c’est pas ça ! Hier, tandis qu’il triait sa récolte, papa a remarqué une espèce de bol au milieu des trucs qu’on nous avait refilés rue Charlot.
—Un bol ? Quelle sorte de bol ?
Il reçut en réponse un regard dilaté qui accentua son malaise. Enfin la gamine déclara :
—Un bol avec des brillants. J’ai rien fait de mal, simplement je… Papa a dit : « Sacrédié, ça vaut son pesant d’or ! On peut pas le garder, ce serait malhonnête. » Alors il m’a ordonné de le rapporter à Mlle Bertille avant de me rendre rue Montmartre. Seulement moi… J’avais tellement envie de bonbons, surtout ces gros berlingots rose et vert en bocaux près des Halles. Je me suis pensé que personne ne le saurait puisqu’on l’avait jeté à la poubelle, ce bol, alors je… Je l’ai vendu.
Penché vers elle, Victor la fixait intensément.
—Tu l’as vendu à qui ?
La frayeur d’Yvette l’agaçait car elle éveillait en lui le souvenir de monsieur son père. Consternée, elle se mordillait les lèvres.
—Me grondez pas, s’il vous plaît. Si on apprend ce que j’ai fait, j’irai en prison pour de bon. Je veux pas, je veux pas !
Victor sentit monter l’irritation. Il se maîtrisa.
—Merci de m’avoir avoué la vérité. Écoute, quelqu’un a jeté cette… ce bol par erreur et son propriétaire aimerait le récupérer. Personne ne sait que tu l’as vendu. Si tu me dis à qui, je pourrai arranger les choses, tu saisis ?
—Vrai, vous ne cafarderez jamais ? Même à papa ?
—Je te le jure.
—Je l’ai cédé à un marchand qui achète parfois des vieilleries à papa, il s’appelle Clovis Martel, il habite au 127, rue Mouffetard, il me l’a juste payé vingt sous, parce qu’à son avis, c’est de la camelote.
—Bon, je vais téléphoner, ensuite nous irons sur mon lieu de travail et ma sœur s’occupera de toi, elle est très gentille, mais elle est curieuse, son père également, c’est un monsieur qui parle peu, il est japonais. Nous leur dirons que ton papa a eu un petit accident et qu’on le soigne à l’hôpital. Tu es d’accord ?
—Oui mais… c’est bizarre. Si ce monsieur japonais est le père de votre sœur, c’est aussi le vôtre, et vous n’êtes pas japonais.
Victor se redressa, toussota. Au fond il ne serait pas fâché de se décharger de cette gamine.
—C’est une situation de famille légèrement compliquée. Une minute, je vais enfiler ma redingote.
Dès qu’il fut dans la cour, Victor alluma un cigare et en tira une longue bouffée. Ne pas se fier à la candeur des enfants. Ces mioches avaient la faculté de retourner contre vous le moindre de vos propos. Certes, ils étaient des proies faciles pour des individus malintentionnés. Mais leur bavardage était capable de déséquilibrer n’importe quel adulte. Il eut la brève vision de Tasha allaitant un poupard.
« Le plus tard possible », souhaita-t-il.
L’émissaire pensait qu’à force de sillonner la rue Fontaine, on allait s’étonner de son manège. Cela faisait bien une heure que le commis était revenu du dépôt en compagnie de la môme. À qui l’avait-il confiée ?
Franchir le porche du numéro 36 bis. Appuyer son deux roues contre une pompe à eau encrassée de fientes d’oiseaux et feindre de contrôler le pédalier.
Des pas sonnèrent sur les pavés de la cour. En tournant la tête à gauche, l’émissaire pouvait apercevoir la fenêtre d’une maison basse au toit en verrière, probablement l’atelier d’un peintre ou d’un sculpteur. Un homme y pénétra. Deux silhouettes se profilèrent devant la porte : une grande et une petite. La grande dit :
— Allez,
Weitere Kostenlose Bücher