Le seigneur des Steppes
qui brûle dans
la ville pour réduire les pierres en poussière.
— Menace hardie, rétorqua Kökötchu, méprisant. Je me
demande si ton peuple irait jusqu’à faire une chose pareille. Je t’ai entendu, esclave.
Tu as rempli ta mission. Maintenant, retourne dans ta ville et attends la tente
blanche avec ton empereur.
L’espion eut envie de presser le chamane, de lui faire
comprendre qu’il fallait agir vite. La prudence le retint : insister ne
ferait qu’affaiblir sa position. Kökötchu se moquait totalement des habitants
de Yenking.
— Que se passe-t-il ? grommela le chamane, perturbé
par les appels et les cris s’élevant dans le camp.
Il fit signe à l’espion de sortir et le suivit. Dehors, tout
le monde regardait en direction de la ville et les deux hommes firent de même.
Les jeunes femmes vêtues de blanc, couleur du deuil, gravissaient
lentement les marches de pierre. Les pieds nus, elles étaient d’une maigreur
squelettique mais elles ne tremblaient pas et semblaient ne pas sentir le froid.
Saisis d’une crainte superstitieuse, les soldats postés en haut des murailles s’écartèrent
pour les laisser passer. Par milliers, elles montaient. Même le vent avait
cessé de gémir et le silence était total.
Cinquante pieds sous elles, la chaussée entourant la ville
était blanche de givre. Les jeunes femmes de Yenking s’approchèrent du bord
toutes ensemble. Certaines se donnaient la main, d’autres se tenaient seules, scrutant
l’obscurité. Sur toute la longueur des murailles, elles se tenaient immobiles
au clair de lune.
L’espion murmura une prière qu’il n’avait pas récitée depuis
des années et qu’il croyait avoir oubliée. Son cœur saignait pour sa ville et
ses habitants.
Une longue file de silhouettes blanches semblables à des spectres
s’étirait en haut des murs. Voyant qu’il s’agissait de femmes, les guerriers
mongols les huèrent en riant. Les larmes aux yeux, l’espion secoua la tête pour
ne plus entendre leurs voix grossières. Les jeunes femmes se tenaient par la
main et regardaient l’ennemi qui avait galopé jusqu’aux portes de la cité
impériale.
Sous le regard de l’espion paralysé de chagrin, elles firent
un pas en avant et les guerriers, impressionnés, se turent. Elles tombèrent
comme des pétales blancs et même Kökötchu fut stupéfait. Des milliers d’autres
prirent leur place en haut des murailles et, sans un cri, firent le pas qui les
séparait de la mort. Leurs corps se brisèrent sur les pavés, en bas.
— S’il y a trahison, le feu détruira la ville et tout
ce qu’elle contient, dit l’espion au chamane, la voix cassée par la douleur.
Kökötchu n’en doutait plus.
31
Au fil de l’hiver, des enfants naquirent dans les yourtes, dont
un bon nombre engendré par les hommes partis avec les tumans des généraux ou l’un
des groupes « diplomatiques » constitués par Temüge. La nourriture
fraîche était abondante après la prise de la colonne de ravitaillement et le
camp connaissait une période de paix et de prospérité sans précédent. Kachium
maintenait les guerriers en forme par un entraînement constant dans la plaine
entourant Yenking, mais c’était une fausse paix et rares étaient ceux qui ne
tournaient pas les yeux vers la ville plusieurs fois par jour.
Pour la première fois de sa vie, Gengis souffrit du froid. Malgré
son manque d’appétit, il redonna à son corps une enveloppe de graisse en se
forçant à manger du bœuf et du riz. S’il perdit sa maigreur, il garda sa toux
qui lui coupait le souffle et le rendait furieux. Pour un homme qui n’avait
jamais été malade, c’était terriblement frustrant d’être trahi par son corps. Plus
que tous les autres hommes du camp, il regardait la ville et souhaitait sa
chute.
Ce fut par une nuit de neige tourbillonnante que Kökötchu
vint le voir. Pour une raison ou une autre, il toussait plus que jamais cette
nuit-là et le chamane avait pris l’habitude de lui apporter une boisson chaude
avant l’aube. Du fait de la proximité des yourtes, tous, alentour, entendaient
les quintes rauques qui le déchiraient.
Gengis se redressa quand ses gardes interpellèrent Kökötchu.
Il n’y aurait pas de nouvelle tentative d’assassinat avec six hommes aguerris
se relayant chaque nuit autour de la tente. Le khan fixa l’obscurité tandis que
le chamane entrait et allumait une lampe accrochée au toit. Secoué de
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