Le seigneur des Steppes
Le
chamane ne pouvait pas descendre jusqu’aux chevilles et garder en même temps
son couteau contre la gorge de Ma Tsin. Il trouva cependant une petite lame et
la jeta dans le noir sans la regarder. Il ne dénicha pas celle que l’espion
avait cachée dans l’une de ses bottes.
— Pourquoi un esclave me suivrait-il ? reprit Kökötchu.
Quand tu viens chez moi chercher la pâte pour ton maître, tes petits yeux
furètent partout, tu poses des tas de questions apparemment innocentes. Espionnes-tu
pour Temüge ou pour un autre Assassin ? En tout cas, on t’a mal choisi.
Piqué dans son orgueil, le Jin serra les mâchoires. Il
savait qu’il avait à peine regardé le chamane pendant la fête et se demandait quelle
sorte d’esprit il fallait avoir pour entretenir une telle méfiance. Sentant la
lame du couteau presser plus fortement sa chair, il lâcha les premiers mots qui
lui passèrent par la tête :
— Si tu me tues, tu n’apprendras rien.
Kökötchu garda le silence, songeur. Sans bouger la tête, l’espion
parvint à lire son expression et vit la curiosité se mêler au mépris.
— Qu’y a-t-il à apprendre, esclave ?
— Rien que tu souhaites que d’autres puissent entendre,
répondit l’espion.
Conscient que sa vie tenait à un fil, il renonça à son
habituelle prudence. Kökötchu était capable de l’égorger rien que pour priver Temüge
d’un serviteur zélé. L’espion passa en revue divers moyens de désarmer Kökötchu
sans le tuer, se força à rester calme. Finalement, il mit les mains sur sa tête
et laissa le chamane le pousser vers sa yourte.
En marchant vers la tente, l’espion sut quelle proposition
il allait faire. Le régent en personne l’avait rencontré en haut des murailles
quand il avait fait son dernier rapport. Il prit une inspiration, se baissa
pour pénétrer dans la yourte.
Une jeune esclave d’une grande beauté était agenouillée près
de l’entrée. Le visage éclairé par une lampe, elle leva les yeux vers lui et il
sentit son cœur se serrer devant une fille aussi délicate traitée comme un
chien. Il cacha sa colère quand Kökötchu fit signe à la jeune Jin de les
laisser seuls. Après un dernier regard à son compatriote, elle sortit.
— Tu lui plais, je crois, dit le chamane en ricanant. J’en
ai assez de cette garce.
L’espion s’assit sur un lit bas, les mains pendant
naturellement près de ses chevilles. Si la discussion tournait mal, il pourrait
encore liquider le chamane et regagner Yenking avant qu’on découvre son cadavre.
Cette pensée fit naître en lui un regain d’assurance que Kökötchu parut deviner.
— Nous sommes seuls, esclave. Je n’ai pas besoin de toi
ni de ce que tu pourrais me dire. Parle vite ou je te jetterai aux chiens
demain matin.
L’espion tourna dans sa tête des mots qui pouvaient lui
valoir de succomber sous la torture avant le lever du soleil. Soit il avait vu
juste concernant le chamane, soit il allait mourir.
Il se redressa et posa une main sur son genou en adoptant
une expression indignée. Kökötchu observa avec intérêt la métamorphose de l’esclave
terrifié en soldat plein de dignité.
— Je suis un homme de l’empereur, déclara l’espion. À
présent, ma vie est entre tes mains.
Soudain, son instinct le poussa à tirer la dague de sa botte
et à la poser sur le sol à ses pieds. Kökötchu approuva de la tête ce geste de
franchise mais n’abaissa pas son propre couteau.
— L’empereur doit être désespéré, suggéra-t-il à voix
basse.
— L’empereur est un garçon de sept ans. Le général que
ton khan a vaincu a pris le pouvoir.
— C’est lui qui t’a envoyé ici ? Pourquoi ? demanda
Kökötchu avec une franche curiosité.
Avant que l’espion ouvre la bouche, le chamane répondit
lui-même à sa question :
— Parce que l’Assassin a échoué. Parce qu’il veut que
nos guerriers partent avant que les habitants de Yenking meurent de faim ou
mettent le feu à la ville au cours d’émeutes…
— Tu vois juste, confirma l’espion. Mais même si le
général est prêt à payer un tribut, la tente noire est dressée sous les
murailles. Il n’a d’autre choix que tenir encore, deux ans sûrement, ou même
davantage.
Rien sur le visage de l’espion ne révéla qu’il mentait et
que Yenking tomberait dans un mois, trois au maximum.
Kökötchu abaissa enfin son arme mais l’espion ne sut pas
comment interpréter le geste. Le régent l’avait
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