Le seigneur des Steppes
beaucoup, reprocha-t-il à
son frère après qu’il l’eut rejoint.
Kachium remarqua qu’il était pâle et en sueur. Sur une
impulsion soudaine, il descendit de cheval et pressa le pied du khan sur sa
tête.
— J’aurais voulu que tu voies les visages de leurs
officiers, dit-il quand il se fut redressé. Nous sommes vraiment des loups dans
un monde de moutons.
Gengis acquiesça de la tête, mais sa fatigue l’empêchait de
partager la bonne humeur de son frère.
— Je ne vois pas de vivres, déclara le khan.
— Les Jin ont tout laissé derrière eux, y compris un
troupeau de bœufs magnifiques.
La nouvelle sembla ragaillardir le khan.
— Cela fait longtemps que je n’ai pas mangé de bœuf. Nous
les ferons rôtir devant Yenking et l’odeur de leur chair passera par-dessus les
murailles. Tu as accompli ta tâche, frère. Achèverons-nous les rescapés ?
Kachium haussa les épaules.
— Les faire prisonniers nous donnerait trop de bouches
à nourrir, à moins que tu ne sois disposé à leur laisser les vivres qu’ils ont
apportés. Mais je vais d’abord les désarmer.
— Tu penses qu’ils accepteront de se rendre ? demanda
Gengis.
La suggestion de Kachium avait allumé une lueur dans son
regard. Les guerriers appréciaient par-dessus tout un général capable de gagner
par la ruse plutôt que par la force.
— Nous verrons bien, répondit Kachium.
Il fit venir une douzaine d’hommes parlant la langue des Jin
et les envoya chevaucher aussi près de la colonne que le khan pour promettre la
vie sauve aux soldats impériaux s’ils rendaient les armes. Sans doute ceux-ci
se laissèrent-ils plus facilement convaincre parce qu’ils étaient au bord de l’épuisement
après une journée passée à fuir devant un ennemi qui les décimait tout en
restant hors de portée. Ils avaient perdu espoir pendant la marche et Gengis
sourit en entendant claquer les armes jetées à terre.
Il faisait presque noir lorsque des Mongols parcourant les
rangs jin silencieux terminèrent de rassembler les piques, les arbalètes et les
sabres abandonnés. Gengis avait fait envoyer des carquois pleins à Kachium et
les Mongols attendaient calmement tandis que le soleil dorait la plaine.
Avant que les derniers rayons disparaissent, un cor retentit,
vingt mille arcs se bandèrent. Les soldats jin poussèrent des cris horrifiés
devant cette trahison et les flèches volèrent, encore et encore, jusqu’à ce qu’il
fasse trop sombre pour tirer.
Quand la lune se leva, les Mongols abattirent des centaines
de bœufs et les rôtirent dans la plaine. En haut des murailles de la ville, Zhu
Zhong, accablé de désespoir, avala sa salive amère. À Yenking, les habitants
mangeaient les morts.
La fête battait son plein quand l’espion vit le chamane se
lever et se diriger en titubant vers les yourtes. Il se leva à son tour pour le
suivre, laissant Temüge digérer en dormant le morceau de bœuf saignant qu’il
avait dévoré. Les guerriers dansaient autour des feux au rythme de tambours qui
couvrirent le bruit de ses pas. Le prétendu Ma Tsin vit Kökötchu faire halte
pour uriner dans le sentier, passer une main maladroite sous son deel, et
l’entendit jurer quand il s’arrosa les pieds. Il le perdit de vue lorsqu’il se
glissa dans l’obscurité entre deux chariots mais ne pressa pas le pas, supposant
que Kökötchu allait retrouver sa jeune esclave jin. Tout en marchant, l’espion
préparait ce qu’il dirait au chamane. À son dernier retour en ville, il avait
appris que le régent avait organisé une loterie macabre dans la ville : tous
les membres d’une même famille devaient plonger la main dans un pot d’argile
profond et ceux qui tiraient une tuile blanche étaient dépecés pour nourrir les
autres. Chaque jour apportait son lot de souffrances inimaginables.
Au moment où il contournait une yourte, une ombre surgit
devant lui et il poussa un cri de surprise et de douleur quand il fut projeté
contre la tente. Le treillis d’osier grinça sous son dos et il sentit sur sa
gorge le froid d’une lame.
D’une voix basse et ferme, sans la moindre trace d’ivresse, Kökötchu
murmura :
— Tu m’as observé toute la soirée, esclave, et
maintenant tu me suis… Tss ! fit-il quand l’espion leva
instinctivement les mains pour se protéger. Si tu bouges, je te tranche la
gorge. Pas un geste pendant que je te fouille.
L’espion laissa une main osseuse lui palper le corps.
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