Le seigneur des Steppes
n’avait pas voulu aborder le sujet, mais
lui aussi était fatigué et il se maîtrisait à grand-peine.
— Ton arc, tu devras le laisser ici. Enterre-le dans la
boue du fleuve avant l’aube.
Khasar resta sans voix. Avant qu’il puisse exprimer son
indignation, Temüge lui posa une main apaisante sur l’épaule et le sentit
tressaillir.
— Ho Sa connaît ces gens, frère, et jusqu’ici il a tenu
sa parole. Nous devons voyager par le fleuve et ton arc éveillerait tout de
suite la méfiance. Nous avons du bronze et de l’argent pour acheter en chemin
des marchandises que nous proposerons aux habitants de Baotou. Des marchands ne
porteraient pas un arc mongol.
— Nous pourrions feindre de vouloir le vendre, argua
Khasar.
Dans l’obscurité, il toucha l’arme attachée à sa selle comme
si ce contact le réconfortait.
— J’accepte d’abandonner mon cheval, reprit-il, mais
pas mon arc. Ne cherche pas à me convaincre, ma réponse sera toujours la même, quoi
que tu dises.
Ho Sa recommença à discuter mais Temüge, lassé d’entendre
les deux hommes, secoua la tête.
— Laisse, Ho Sa. Nous entourerons l’arc d’un tissu, on
ne le remarquera peut-être pas.
Lâchant l’épaule de son frère, il s’éloigna pour libérer son
cheval de sa selle et de son harnachement, qu’il faudrait enfouir avant de
songer au repos. Temüge se demanda une fois de plus pourquoi Gengis l’avait
choisi pour accompagner les deux guerriers. Il y en avait d’autres au camp qui
avaient appris la langue des Jin, notamment Barchuk des Ouïgours. Avec un
soupir, il détacha les harnais de sa monture. Connaissant son frère, il
soupçonnait qu’il espérait encore faire de lui un guerrier. Kökötchu lui avait
montré un autre chemin et Temüge aurait voulu avoir son maître près de lui pour
l’aider à méditer avant de s’endormir.
En menant son cheval dans l’ombre plus épaisse des arbres
bordant le fleuve, il entendit ses compagnons reprendre leur discussion avec
des murmures enflammés. Avaient-ils une chance de survivre à leur mission ?
Après avoir enterré la selle, il s’étendit sur le sol et s’efforça de ne plus
entendre les voix tendues de Khasar et Ho Sa en se répétant les phrases qui, selon
le chamane, lui apporteraient le calme. Elles n’eurent pas cet effet mais le
sommeil le prit par surprise.
Le lendemain matin, Ho Sa leva une fois de plus son bras
pour faire signe à un bateau qui louvoyait contre le vent. Neuf fois son geste
n’avait reçu aucune réponse, malgré la bourse en cuir qu’il agitait pour en
faire sonner le contenu. Les trois hommes poussèrent un soupir de soulagement
quand la jonque se dirigea vers eux. À son bord, six visages hâlés les
regardaient avec méfiance.
— Ne dis rien, recommanda Ho Sa à Temüge tandis qu’ils
attendaient dans la boue que l’embarcation approche.
Le Xixia et les deux frères étaient vêtus de tuniques toutes
simples, serrées à la taille par une ceinture, qui ne paraîtraient pas trop
étranges aux mariniers. Khasar portait sur l’épaule un tapis de selle roulé
contenant son arc dans son étui de cuir et un carquois plein. Il examina la
jonque avec intérêt car il n’en avait jamais vu en plein jour. La voile était
presque aussi haute que le bateau était long, environ quarante pieds d’un bout
à l’autre.
— Elle ressemble à une aile d’oiseau, dit-il. J’en vois
les os.
Ho Sa se tourna vivement vers lui.
— S’ils posent la question, je dirai que tu es muet. Tu
ne dois parler à aucun d’eux. Tu comprends ?
Khasar regarda l’officier xixia d’un air menaçant.
— Je comprends que tu veux que je reste des journées
entières sans ouvrir la bouche. Je te préviens, quand ce sera fini, nous
trouverons un endroit tranquille, toi et moi…
— Silence ! leur intima Temüge. Ils sont assez
près pour nous entendre.
Le bateau manœuvra pour se rapprocher de la berge et, sans
attendre ses compagnons, Ho Sa pénétra dans l’eau peu profonde et pataugea en
direction de l’embarcation. Il ignora le juron étouffé de Khasar derrière lui
et se laissa hisser à bord par des bras puissants.
Le capitaine était un petit homme vigoureux, un chiffon
rouge noué autour du front pour empêcher la sueur de couler dans ses yeux. Il
était nu à l’exception d’un pagne brun d’où dépassaient deux couteaux qui
battaient contre sa cuisse. Ho Sa se demanda un instant s’il ne venait pas
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