Le seigneur des Steppes
au-dessus des collines répandait sur l’eau une
lumière grise, assez forte cependant pour dessiner des ombres noires derrière
les hommes qui regardaient les formes des bateaux se balançant à l’ancre dans
la nuit.
Khasar prit sous sa selle un sac en lin. La chevauchée de la
journée avait assoupli la viande qu’il contenait et le Mongol en détacha un
morceau qu’il fourra dans sa bouche. La viande avait une odeur rance, mais
Khasar avait faim et il mâcha en observant ses compagnons. Temüge titubait de
fatigue près de lui, ses paupières se fermaient à demi.
— Les mariniers restent loin des rives la nuit, murmura
Ho Sa. Ils se méfient des brigands et ils ont sans doute aussi entendu parler
de votre armée. Il faut trouver un endroit où dormir, nous repartirons demain
matin.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu veux gagner
Baotou par le fleuve, maugréa Khasar.
Ho Sa ravala sa colère. Il le lui avait expliqué cent fois
depuis qu’ils avaient quitté les tribus mais, apparemment, le Mongol ne
parvenait pas à se faire à l’idée de laisser derrière lui son cheval.
— On nous a recommandé de ne pas attirer l’attention, d’entrer
dans Baotou en nous faisant passer pour des marchands ou des pèlerins. Les
marchands ne montent pas à cheval comme des nobles jin et les pèlerins n’ont
pas de quoi s’acheter un âne.
— Ce serait plus rapide, pourtant, s’obstina Khasar. Si
la carte que j’ai vue est exacte, nous pourrions couper la boucle du fleuve et
mettre quelques jours seulement.
— En nous faisant remarquer de tous les paysans
travaillant dans leurs champs et de tous les voyageurs cheminant sur les routes,
répliqua Ho Sa. Je ne crois pas que ton frère approuverait l’idée de parcourir
à cheval un millier de lis en terrain découvert.
Khasar grogna mais ce fut Temüge qui répondit :
— Il a raison, frère. Le fleuve nous mènera à Baotou et
nous nous perdrons dans la masse des voyageurs. Je ne veux pas que nous ayons à
nous battre contre des soldats jin soupçonneux.
Khasar sentit qu’il ne maîtriserait pas sa colère s’il
répondait. L’idée de se glisser furtivement parmi les Jin l’avait d’abord
séduit mais Temüge montait à cheval comme une vieille femme aux articulations
raides. Ho Sa se débrouillait mieux mais sa fureur rentrée le rendait taciturne.
C’était pire encore quand Temüge le faisait parler dans son charabia de
claquements de langue et que Khasar ne pouvait pas se joindre à eux. Il avait
demandé au Xixia de lui apprendre des jurons et des insultes, mais l’homme lui
avait adressé un regard noir. Loin d’être une aventure, le voyage devenait un
concours de chamailleries, et Khasar voulait en finir au plus vite. La
perspective de descendre lentement le fleuve sur un de ces bateaux le
démoralisait d’autant plus.
— Nous pourrions traverser le fleuve à cheval cette
nuit… commença-t-il.
— Tu serais emporté ! l’interrompit Ho Sa. C’est
le fleuve Jaune, pas un de tes ruisseaux mongols, il fait un li d’une rive à l’autre.
Ici, il n’y a pas de passeurs et le temps que nous atteignions Shizuishan pour
prendre le bac, notre présence aura été signalée. Les Jin ne sont pas idiots. Ils
ont des espions qui surveillent les frontières. Trois hommes à cheval
éveilleraient aussitôt leur curiosité.
Khasar renifla en glissant un autre morceau de mouton entre
ses lèvres.
— Le fleuve n’est pas si large. Je pourrais envoyer une
flèche sur l’autre berge…
— Sûrement pas, rétorqua Ho Sa, qui crispa les poings
en voyant Khasar tendre la main vers son arc. De toute façon, on ne la verrait
pas, dans le noir.
— Alors, je te la montrerai demain.
— Ça nous avancera à quoi ? Tu crois que les mariniers
ne remarqueront pas un archer mongol qui tire des flèches par-dessus leur
fleuve ? Pourquoi ton frère t’a-t-il envoyé avec nous ?
Khasar laissa retomber sa main tendue vers son arc et se
tourna vers Ho Sa. À vrai dire, il s’était lui-même posé la question, mais il
ne l’aurait jamais avoué au Xixia ni à son frère studieux.
— Pour protéger Temüge, je suppose, répondit-il. Il est
ici pour apprendre la langue jin et vérifier que tu ne nous trahiras pas une
fois dans la ville. Toi, tu es ici uniquement pour parler et tu l’as
abondamment prouvé aujourd’hui. Si des soldats jin nous attaquent, mon arc sera
plus précieux que ta bouche.
Ho Sa soupira. Il
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