Le Serpent de feu
pèse !
J’avais pu admirer à une occasion déjà Cecily Teynham au théâtre, et il faut bien avouer qu’elle n’était pas moins séduisante dans la vie réelle que sur les planches. Ce jour-là, l’actrice portait une coiffure bouffante, à la teinte châtain clair et légèrement frisottante, qui lui tombait à hauteur du menton et rehaussait sa gorge délicate. Le nez était plutôt court, imperceptiblement arqué, la peau lisse et blanche, les lèvres fines, et son visage, un tantinet carré, était illuminé par deux immenses yeux verts, ourlés de longs cils. J’estimais qu’elle devait avoir dans les vingt-six ou vingt-sept ans.
L’inspecteur m’arracha d’un coup de coude à mes pensées.
— Singleton, auriez-vous l’obligeance de bien vouloir montrer la photo ?
Je m’exécutai de bonne grâce.
— C’est l’individu qui a assassiné Bertram ! s’exclama-t-elle aussitôt qu’elle eut examiné le cliché que je lui tendais. Dieu soit loué ! Vous l’avez donc enfin arrêté ?
— Pas encore, mais nous sommes plus que jamais sur sa trace.
— Savez-vous du moins pourquoi il a commis un acte aussi monstrueux ? Pour quelle raison obscure il en avait après Bertram ?
— Malheureusement non, Miss Teynham. Néanmoins, nous espérons pouvoir répondre bientôt à toutes ces questions. Regardez bien cette photo ! Vous confirmez n’avoir jamais rencontré cette personne ?
— Absolument.
— À aucun moment vous n’avez aperçu ce visage dans l’entourage de Mr Auber-Jones durant les jours qui ont précédé sa mort ?
— Comme je l’ai déjà dit à l’inspecteur, je n’ai jamais croisé cet homme. Dans le cas contraire, je m’en souviendrais, je vous l’assure.
Elle me rendit la photo en étouffant un sanglot.
— Soyez sûr que j’aimerais du fond du cœur pouvoir vous aider, mais je ne sais comment. J’ai tellement hâte que tout soit terminé.
La taille cambrée, les bras fins et dénudés, toute sa personne exprimait, malgré le poids du chagrin qui l’affligeait, une grâce et une élégance extrêmes en même temps qu’une dignité touchante.
— Depuis dix jours, les gens ne cessent de revenir sur le drame, poursuivit-elle. Des inconnus m’accostent dans la rue, je reçois des courriers par dizaines. À chaque fois, cela ravive ma douleur, je me sens oppressée. Il m’arrive même parfois de me croire épiée, alors que je me trouve seule ici, dans ma loge, ou bien à la maison. Mon médecin affirme que ce sont les nerfs, que la dépression me guette si je n’y prends pas garde.
Elle respira profondément avant de continuer :
— Bertram était si fier qu’on me propose le premier rôle dans cette grosse production, il était tellement certain de mon talent, qu’une fabuleuse carrière cinématographique allait s’ouvrir devant moi. C’est pour lui que je tiens ma place sur le plateau. Pourtant, depuis sa disparition, combien de fois me suis-je formulé que cela n’avait aucun sens ? Chaque matin, je me réveille avec l’idée de tout arrêter. Chaque soir, l’envie m’étreint de rester chez moi pour pleurer, pleurer, des jours entiers s’il le faut, afin que mon corps s’épuise et se vide de toutes les larmes qu’il contient. Puis, le visage de Bertram m’apparaît, lumineux, et il me convainc de ne pas baisser les bras.
Je laissai le temps à la jeune femme d’étancher ses yeux avec un mouchoir de cotonnade.
— C’était un être volontaire, courageux, reprit-elle. Il refusait les souffrances et les injustices de ce monde, et voulait se battre pour que ça change : l’ordre établi, le poids des traditions, l’esprit de caste… Tenez, bien qu’il savait que sa famille n’accepterait jamais qu’il fréquente une actrice, il m’a proposé de nous marier sur-le-champ, quelques semaines seulement après notre rencontre. Avec l’aide d’un ami journaliste, il s’était même arrangé pour clamer notre liaison dans la presse.
— Et pourtant, les noces n’avaient pas encore été célébrées. Vous avez préféré temporiser ?
— Je suis orpheline, j’ai passé une grande partie de mon existence dans une petite pension catholique, dans la vallée de la Mersey, près de Liverpool. Et même si cette période a été emplie de moments très joyeux, je suis bien placée pour savoir que rien ne remplace de véritables parents. C’est pourquoi je ne voulais pas que, par ma faute, Bertram rompe
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