Le Serpent de feu
d’un cimetière. Et alors que, pour ma part, j’aurais volontiers passer le temps jusqu’à l’heure du départ en examinant les deux articles que m’avait remis Pupper, James réapparut soudain devant la porte de l’appartement et proclama d’un ton énergique :
— Dépêche-toi de passer quelque chose de chaud ! Il est bientôt huit heures. Si on tarde trop, il ne restera plus de place au Frascati .
— C’est-à-dire que je n’ai pas grand-faim.
— Peut-être, mais moi je n’ai avalé qu’un petit déjeuner, et mon ventre commence à jouer du tambour. Le temps de mettre la main sur la lampe torche, et on peut décoller. Les pelles et la pioche sont déjà dans le coffre.
Quand James parlait sous l’autorité de son estomac, il était oiseux de chercher à disserter. Aussi, j’enfilai un gros pull en laine et un cardigan de drap bleu, puis, quelques minutes plus tard, notre roadster faisait route vers Oxford Street.
Le restaurant se situait au début de l’artère. Non loin de là, dans une petite rue traversière du nom de Great Chapel Street, se trouvait l’échoppe d’un des rares libraires de Londres dont la boutique était encore ouverte un dimanche à cette heure et dans laquelle j’avais pour habitude de venir farfouiller dès que l’occasion se présentait. Aussi, une fois rendu devant la vitrine de l’établissement gastronomique, j’invitai mon camarade à commencer seul de se remplir la panse pendant que j’allais m’acquitter d’une tâche de la plus haute importance. Moi aussi, diable ! j’avais des impulsions, et les miennes m’enjoignaient d’aller traîner mes guêtres du côté des étalages de Mr Sullivan. Ces derniers jours, j’avais appris dans les pages littéraires du Times qu’était parue chez Macmillan la seconde édition d’un essai de William Butler Yeats intitulé Une vision . Or, dans le cadre de mes recherches personnelles, il ne me semblait pas inopportun de me procurer ledit ouvrage.
La première édition de ce texte datait de 1925, et, quoique sa parution fût à l’époque presque passée inaperçue, je savais néanmoins que l’œuvre était née de curieuses révélations exprimées par l’intermédiaire d’un médium qui n’était autre que la femme du poète.
En 1917, peu de temps après son mariage avec Georgie Hyde-Lees, le poète s’était en effet rendu compte que sa jeune épouse possédait un don prodigieux pour l’écriture automatique. Ce qui venait sous sa plume en phrases désordonnées, d’une écriture à peine lisible, était, selon les mots mêmes de Yeats, si passionnant, parfois si profond, qu’il la convainquit bientôt de consacrer une heure ou deux chaque jour à celui qu’il appelait « l’écrivain inconnu », l’esprit désincarné qui cherchait à tout prix à s’exprimer par la main de Georgie. Après quelques séances passées à un travail de cette nature, l’écrivain irlandais était tellement enthousiaste qu’il se serait bien vu demeurer jusqu’à la fin de sa vie à tenter d’expliquer et de relier ces phrases éparses.
Une fois que j’eus mis la main sur l’ouvrage recherché, m’étant retenu d’acheter en sus le neuvième volume des aventures d’Allan Quatermain, L’Enfant d’ivoire , paru en 1916 chez Cassell & Co, que Mr Sullivan fit exprès de feuilleter devant moi en poussant des hourras d’admiration, je sortis rejoindre James.
Installé à une table du balcon, il avait déjà engouffré deux douzaines d’huîtres et s’apprêtait à faire honneur à une imposante assiette de canard sauvage au sang accompagné d’une salade de cœurs de palmier et d’une bouteille de vin de Bourgogne. Pour ma part, je me contentais d’un pompano en papillote et d’un verre de château-yquem.
Alors que j’en avais déjà terminé avec mon repas, le serveur en habit noir déposa devant mon camarade un dessert, genre de bavaroise au chocolat enrichie d’une sauce à base de crème de cacao, dont il parut se délecter.
— Me voilà d’attaque pour une petite randonnée nocturne, s’exclama-t-il enfin. Et toi, Andy ?
— Je te signale que cela fait près d’une heure que je t’attends.
— Eh bien, allons-y alors !
L’addition réglée, nous regagnâmes le roadster.
L’itinéraire pour rejoindre Kensal Green était on ne peut plus simple. Il suffisait de prendre la direction de la gare de Paddington et de s’engager sur Harrow Road, longue et ennuyeuse artère
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