Le Serpent de feu
rencontrer Miss Teynham pour l’interroger à nouveau. J’aimerais en savoir un peu plus sur cette impression d’être observée qu’elle m’a confiée l’autre jour. Après cela, on tentera notre chance auprès de la communauté chinoise pour obtenir des informations sur ce John Smith. Il n’avait pas l’air d’être tout à fait un inconnu dans les parages.
— Excellente idée ! En attendant, le jour n’est pas loin de se lever et, avant d’espérer grappiller quelques heures de sommeil, il serait bon que je me récure un peu. J’ai encore de l’eau gluante de la River jusque dans les oreilles.
Resté seul dans le salon, je dévisageai l’effigie de Flaxman en remâchant l’enivrante émotion ressentie quelques heures auparavant dans la fumerie. Si j’avais confié à James la teneur de la vision qui avait pris forme dans mon esprit sous l’effet de l’opium, en revanche je n’avais touché mot de ce que j’analysais à présent comme une incroyable expérience de sortie hors du corps ou, comme l’appelaient certains auteurs versés dans les arts hermétiques, de « décorporation » – la première que j’eus jamais éprouvée de toute mon existence.
Pour les cerveaux les plus sceptiques, cette sensation déroutante de l’esprit qui s’extirpe de son enveloppe physique n’est qu’une illusion due à un violent choc émotionnel ou à l’absorption de certains stupéfiants. Pour d’autres, au contraire, il s’agit d’une réalité tangible qui établit de façon indiscutable, s’il en était besoin, l’existence de ce fameux « corps astral », sorte de vêtement subtil dont l’âme est revêtue et qui la rend capable de sortir de son effigie de chair pour se transporter à travers le temps et l’espace. On raconte que certains sages hindous, à force de discipline corporelle et d’exercices psychiques contraignants, étaient passés maîtres dans l’art de s’exproprier de leur organisme et d’accomplir de lointains voyages sidéraux.
En admettant que j’avais véritablement fait une expérience de cet ordre, cela signifiait que j’avais été à deux doigts de toucher cet autre côté du miroir que j’aspirais tant à découvrir. Pour accomplir tout à fait mon vœu, il eût fallu que mon esprit s’élève davantage, qu’il grimpe beaucoup plus haut, qu’il atteigne ce grand vide que je n’avais fait qu’entrevoir. Dans ces conditions, était-il possible de produire une nouvelle décorporation, plus puissante, plus complète, et surtout qui me permît cette fois de me propulser jusqu’aux confins de notre réalité ?
Je revins également sur la non moins insolite vision dont j’avais été le sujet durant ma sortie hors du corps. En effet, s’il était indéniable qu’elle possédait des traits de similitude avec les autres hallucinations survenues ces dernières semaines, la puissance des images qui avaient défilé devant mes yeux, sans compter l’ébranlement qu’elles avaient provoqué au tréfonds de moi-même, me semblait d’un degré supérieur encore. Que représentaient ces taches de couleurs vives disséminées partout, et ces doigts, et ces mains qui s’étaient livrés à cette répugnante sarabande ? Pourquoi cet homme, que j’avais identifié comme étant William Butler Yeats, était-il apparu un ouvrage à la main ? Et quel était le sens de ce discours à propos d’évocations spirites dont je n’avais réussi à glaner que des bribes incohérentes ? S’agissait-il de réminiscences de ma lecture récente des Mémoires de l’écrivain, que mon esprit intoxiqué par les bouffées narcotiques avait affublé d’oripeaux extravagants ? Ou bien, à la faveur d’une obscure alchimie opérée dans le secret de mon moi cryptique, des indices capitaux, des signes prépondérants que j’avais occultés jusqu’à présent s’étaient-ils manifestés à moi de manière quasi métaphorique ?
Dans le flot des images – je le réalisai seulement à cet instant-là –, ce n’était pas Le Frémissement du voile que l’individu m’avait désigné avec impatience. Il s’agissait de la couverture en maroquin gris de la seconde édition d’ Une vision .
Aussitôt, je me levai pour attraper sur mon bureau l’ouvrage acheté deux jours auparavant dans la boutique de Mr Sullivan et, dans la foulée, m’emparai de mon carnet de notes à l’intérieur de ma pelisse. Ensuite, livre et calepin dans la main, je retournai sur le
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