Le soleil d'Austerlitz
puis-je aller, moi, qui suis d’une autre trempe ?
Il se sent conforté dans ses ambitions, ses certitudes.
Dès l’entrevue terminée, il précise ses ordres : le général Lannes doit entreprendre la montée du Grand-Saint-Bernard et s’emparer, de l’autre côté du col, dans la vallée de la Dora Baltea, du fort de Bard, puis, au-delà, d’Ivrée.
Il faut passer le col avant le 15 mai.
Le choix est fait. Il faut maintenant relever le défi.
Le col est situé à 2 472 mètres. Il a encore neigé il y a quelques jours. Les chemins étroits longent des précipices et des glaciers. Il est nécessaire de démonter les canons, de tirer à bras d’hommes les affûts posés sur des traîneaux. Mais si l’armée passe, comme celle d’Hannibal, alors on tombera sur les arrières du général autrichien Melas, toujours fixé par la résistance de Gênes, et, alors, le Piémont avec Milan sera pris.
Il faut écrire au général Moreau, lui demander de faire bloquer par quinze mille hommes les autres cols des Alpes. Et, en traçant ces lignes, la main hésite. Comment accepter longtemps de dépendre d’un Moreau, dont on soupçonne la jalousie et les ambiguïtés ? Comment admettre qu’il faille s’en remettre à lui ? Un chef a besoin d’exécutants prompts et dévoués, et non de personnalités qui pensent à leur propre intérêt.
Il écrit pourtant : « Si la manoeuvre s’exécute d’un mouvement prompt, décidé, et que vous l’ayez à coeur, l’Italie et la paix sont à nous. Je vous en dis déjà peut-être trop. Votre zèle pour la prospérité de la République et votre amitié pour moi, vous en disent assez. »
Le 20 mai, Napoléon est à Martigny. Les troupes de Lannes, souvent au son des musiques et des roulements de tambour, ont franchi le col dans le brouillard et la neige, déchirant leurs souliers sur la glace, grignotant les biscuits que les soldats ont pendus en guirlandes à leur cou. Mais, dit Lannes, le fort de Bard est imprenable, situé sur un piton, au milieu de la vallée. Il faut le contourner, et il risque de menacer de ses canons l’avancée des troupes.
À huit heures, son chapeau couvert de toile cirée, en redingote grise, pantalon et gilet blanc, habit bleu, Napoléon monte à cheval. Il porte épée et cravache, et il chevauche jusqu’à Bourg-Saint-Pierre. Un guide avance la mule sur laquelle il va franchir le col. Le ciel est couvert. La mule grimpe si lentement, et le temps est si compté. Que se passe-t-il à Paris ? Combien de jours Masséna tiendra-t-il à Gênes ? Et ce fort de Bard, faudra-t-il le garder dans son dos, menaçant ?
Les sabots de la mule ont glissé. Napoléon bascule vers l’abîme de la Dranse. Le guide le retient.
La mort m’effleure une nouvelle fois.
Voici l’hospice, ses hautes voûtes, ses pierres gris sombre, sa morgue où les cadavres desséchés attendent depuis des siècles une sépulture en terre sainte, sa chapelle et sa bibliothèque. Il fait froid. Napoléon feuillette un exemplaire d’un Tite-Live, cherche le récit du passage d’Hannibal à travers les Alpes. Puis le prieur le convie à dîner de boeuf bouilli et salé, d’un ragoût de mouton et de légumes secs, de fromage de chèvre et de gruyère, accompagnés d’un vieux vin blanc d’Aoste. Mais comment s’attarder au-delà de quelques minutes ? Un courrier apporte la nouvelle de la résistance du fort Bard, imprenable, dit Berthier. Qu’on le laisse, il cédera plus tard, comme un fruit trop mûr.
La nuit tombe. Il faut repartir, descendre en se laissant glisser sur la glace et la neige, coucher dans du foin au village d’Étroubles.
Partout dans ces vallées Napoléon se sent entouré par les ombres de l’histoire. Il s’arrête à Aoste. Il veut visiter l’arc de triomphe d’Octave-Auguste et les fortifications romaines. Il met ses pas dans ceux des conquérants et des empereurs, comme en Égypte. Le 25 mai, il galope en compagnie de Duroc en avant de son escorte, quand tout à coup il se trouve face à une patrouille de cavalerie autrichienne qui leur demande de se rendre. Heureusement, l’escorte arrive.
La Fortune, une nouvelle fois, m’a protégé .
Le 2 juin, il fait atteler six chevaux blancs au carrosse qui doit le conduire à Milan. Mais le temps est à l’orage, la pluie tombe à verse et les Milanais ont déserté les rues.
Il s’est habitué aux acclamations, au triomphe, et le silence de la ville l’irrite. Il s’emporte,
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