Le soleil d'Austerlitz
portant cent vingt mille hommes et dix mille chevaux. Que nous soyons maîtres du détroit six heures, et nous serons maîtres du monde !
Cette certitude l’oppresse.
Il dort mal. À l’aube, il est déjà sur les falaises, au port, dans les batteries côtières. Le temps est à l’orage. Le vent souffle par violentes rafales, contre lesquelles il faut marcher courbé. Les éclairs fendent l’horizon. La mer est creusée et soulevée par de hautes vagues, dont la crête est couverte d’écume.
Il avance face au vent.
On doit aussi vaincre cela.
Il ordonne à l’amiral Bruix, qui s’est avancé à sa rencontre sur la falaise, de faire sortir les navires pour une revue de la flottille. Bruix parle d’horrible tempête qui se prépare. Il ne veut pas exposer les hommes inutilement.
— J’ai donné des ordres, dit Napoléon.
Bruix refuse.
Est-il possible de faire la guerre, de commander, si les ordres ne sont pas exécutés ?
Bruix le défie. Napoléon serre sa cravache, puis la jette à terre, se tourne vers le contre-amiral Magon qui, en courant, part faire appareiller la flottille.
Peu après, la tempête se déchaîne.
Napoléon regarde les chaloupes poussées à la côte parmi les rochers. Certaines sont brisées, d’autres retournées. Des hommes se noient.
Napoléon se jette dans un navire pour leur porter secours. La lutte ne se terminera qu’à l’aube. Au retour, trempé jusqu’aux os, il rentre dans sa baraque. Soult, peu après, lui annonce une cinquantaine de victimes.
Je commande une armée, un Empire. Je fais la guerre. La mort des hommes est dans l’ordre des choses militaires .
L’amiral Bruix a eu raison de refuser la revue, et j’ai eu raison de l’imposer, l’ayant souhaitée .
Il songe à accorder le titre de dignitaire dans l’ordre de la Légion d’honneur à Bruix.
L’amiral m’a résisté. Il a même mis, quand je l’ai menacé avec ma cravache, la main sur le pommeau de son épée. J’ai besoin d’hommes comme lui .
Napoléon a fait allumer un feu pour se sécher. Il dort quelques dizaines de minutes, mais il a besoin de se confier.
Il écrit, écrasant sa plume sur le papier, traçant à peine les lettres, et souvent la plume accroche tant il la pousse vite, et de grosses taches d’encre couvrent quelques lettres.
« Madame et chère femme, commence-t-il, depuis quelques jours que je suis loin de vous, j’ai toujours été à cheval et en mouvement sans que cela prît nullement sur ma santé.
« Le vent ayant beaucoup fraîchi cette nuit, continue-t-il, une de nos canonnières qui était en rade a chassé et s’est engagée sur des rochers à une lieue de Boulogne ; j’ai cru tout perdu, corps et biens ; mais nous sommes parvenus à tout sauver.
« Le spectacle était grand : des coups de canon d’alarme, le rivage couvert de feux, la mer en fureur et mugissante, toute la nuit dans l’anxiété de sauver ou de voir périr ces malheureux !
« L’âme était entre l’éternité, l’océan et la nuit.
« À cinq heures du matin, tout s’est éclairci, tout a été sauvé, et je me suis couché avec la sensation d’un rêve romanesque et épique ; situation qui eût pu me faire penser que j’étais tout seul, si la fatigue et le corps trempé m’avaient laissé d’autres besoins que de dormir.
« Napoléon »
Ce n’est pas tout ce qui a eu lieu. Mais ce qu’il a écrit s’est produit.
Et c’est cela qu’il veut retenir.
Quelques jours plus tard, un courrier de Paris apporte à l’Empereur les traductions des journaux anglais. Tous évoquent la mort de quatre cents marins et soldats à la suite des ordres donnés par « l’Ogre Buonaparte ».
Il y a donc toujours autour de lui cette nuée d’espions, de bavards stipendiés aux aguets, prêts à toutes les trahisons, à tous les mensonges pour l’abattre. Pitt vient de faire voter par le Parlement de Londres un crédit extraordinaire de deux millions et demi de livres sterling « pour usages continentaux ». De quoi payer des milliers d’hommes, acheter leurs yeux et leurs esprits.
Voilà qui vaut la flotte de Nelson !
Comment faire face ?
Souder les hommes autour de moi
Le 16 août 1804, il passe en revue les troupes dans une petite vallée située à une demi-lieue de Boulogne, non loin de la mer, entre le moulin Hubert et Terlincthun.
Il s’arrête devant les nouveaux drapeaux carrés qui portent les aigles au sommet de leur hampe. Le tissu claque. Des
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