Le souffle du jasmin
le
« matador », il avait demandé à Ahmed Zulficar si la différence d'âge
entre Luella et lui (vingt-quatre ans) n'était pas un peu gênante. Le neveu de
feu Zaghloul avait rétorqué d'un haussement d'épaules : « Que
veux-tu, en vieillissant, je suis devenu frileux, et j'ai fini par comprendre
que c'est la fièvre de la jeunesse qui empêche le reste du monde – dont ton
serviteur fait partie – de crever de froid. » Taymour avait dû admettre
que le raisonnement se tenait.
Il était
onze heures et demie du soir lorsque Nour fit irrup tion dans
le salon, éplorée, hagarde :
– Ton père
a disparu !
– Que dis-tu ?
– Ton père a disparu ! Il est sans doute parti
pendant que nous dînions.
– Ce n’est pas possible !
Taymour quitta son fauteuil, affolé.
– Cela devait arriver, soupira Nour. Voilà une semaine
qu'il tient des propos incohérents et parle d'aller accueillir le maréchal
Graziani ! Il aura fini par mettre son projet à exécution.
– C'est impensable ! se récria Ahmed Zulficar.
Peut-être a-t-il simplement décidé de faire un tour en ville ? Peut-être
qu 'il...
– Non. Les domestiques m'ont dit qu'il avait fait le
plein, ce matin, dès l'aube. La voiture n'est plus dans le garage. Et voici ce
que j'ai trouvé sur la table de chevet.
Elle brandit une carte routière sur laquelle on avait
dessiné un tracé allant du Caire jusqu'à la frontière libyenne, en passant par
Alexandrie et Marsa Matrouh.
– Quelle folie ! À son âge ! Il y a plus de
trois cents kilomètres à parcourir !
Nour fondit en larmes.
– C'est ma faute. J'aurais dû le surveiller !
– Non, protesta Taymour. Tu n'as rien à te reprocher.
Ahmed, fais-moi l'amitié de m'accompagner. Il faut qu'on le rattrape avant
qu'il atteigne les barrages anglais. L'affaire pourrait mal tourner.
– Jamais nous n'arriverons à temps.
– Peu importe, Ahmed, je dois essayer.
– Sois raisonnable. Nous sommes passés à table à 20 h 30.
Il est 23 h 45. Ton père doit être en vue d'Alexandrie au moment où nous
parlons.
– Alors ? Que proposes-tu ? Nous ne pouvons pas
rester les bras croisés !
– Calme-toi. Laisse-moi passer un coup de fil. Je vais
prévenir un officier responsable des services de police près de Marsa Matrouh.
Il fera le nécessaire pour l'intercepter.
La conversation téléphonique dura un temps infini. Vingt
minutes ? Trente ?
– Quelle voiture a votre beau-frère ? demanda
l’officier.
Et Zulficar de transmettre la question.
– Une Pontiac noire, répondit Taymour.
– Vous connaissez le numéro d'immatriculation ?
– Non.
– Il nous le faut.
– Laisse tomber ! s'énerva Taymour. Nous perdons du temps.
– Fais-moi confiance, insista Ahmed. Tu dois bien avoir
inscrit le numéro quelque part ?
– Je sais où le trouver, dit Nour.
Elle fonça vers le bureau et revint quelques minutes
plus tard avec un papier quelle remit à son frère. Il dicta le numéro au
militaire qui le répéta au téléphone. Ensuite, il lui communiqua leurs
coordonnées et lui recommanda de les rappeler dès qu'ils auraient des
nouvelles. Taymour, à l'agonie, et de surcroît exaspéré par le calme
imperturbable de son ami, imaginait déjà son père sous les balles
anglaises, essayant de forcer un barrage.
Enfin, Zulficar raccrocha.
– Maintenant, asseyons-nous, servons-nous un verre et
patientons.
– Ahmed !
– Accorde-moi ta confiance. Il n y a rien de mieux à
faire. Il prit son « matador » par la taille et, sous l'œil
décontenancé de Taymour, alla se rasseoir.
*
Peu après la sortie du lac Maréotis, les faisceaux des
phares révélèrent un camion militaire égyptien en travers de la route et une
Pontiac noire immobilisée. Plusieurs militaires égyptiens parlementaient de
façon animée avec un civil. C'était Farid Loutfi. Le vieil homme fulminait.
– Mon bey, supplia un officier, je vous en conjure,
veuillez monter dans le camion.
– Pas question ! J'ai rendez-vous avec le maréchal
Rodolfo Graziani ! Vous êtes des traîtres ! Des traîtres !
Il tenta
de regagner sa voiture. Deux soldats le maîtrisèrent. Deux autres vinrent à la
rescousse. Comme il hurlait comme un forcené, essayant de se dégager, l'un des
officiers ordonna :
–
Passez-lui les menottes.
– C'est un
scandale ! Je suis Loutfi bey ! Vous ne savez pas à qui vous avez
affaire !
Les
soldats immobilisèrent les poignets du vieil homme dans
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