Le souffle du jasmin
son dos.
–
Embarquez-le !
Lorsque
les militaires arrivèrent dans la villa de Guizeh, il était 5 heures du matin
passé. Le domestique de veille fut ahuri par la vision de son maître menotte
comme un vulgaire repris de justice.
Le
malheureux Loutfi était dans un état de prostration total. Il n'eut aucune
réaction lorsqu'on lui libéra les mains, et aucune en apercevant le
« matador ».
Quand on
l'étendit sur son lit, les seuls mots qu'il prononça furent :
– Je veux
rentrer chez moi.
*
Haïfa, 25
novembre 1940
Neuf
heures du matin.
Mourad et
Soliman, à la fenêtre de la Hussein Shahid , & Sons Shipshandlers , observaient
depuis un moment les passagers qui escaladaient lentement la passerelle du Patria , navire
battant pavillon français. Hommes, femmes, enfants avançaient sous la
surveillance des militaires anglais, mitrailleuses au poing.
– On
dirait le calme avant la tempête, commenta Mo d'un air sombre.
– Je ne
vois pas ce qui pourrait leur arriver de pire.
Il montra
le navire.
– D'après
toi, combien sont-ils à embarquer ?
– 1 700
environ. Peut-être plus, peut-être moins. Latif n’a pas pu me donner un chiffre
précis. Ce qui est sûr, c'est qu’ils sont définitivement refoulés.
– Sait-on
vers quelle destination ?
– Toujours
d'après Latif : l'île Maurice.
– Veux-tu
que je te dise ? Les Anglais sont vraiment des fils de pute. Dans un
premier temps, ils ont décidé d'offrir la moitié de notre terre aux Juifs,
imaginant que nous nous laisserions dépouiller sans réagir. Et à présent qu'ils
sont confrontés à des bains de sang, ils changent d'avis et virent ces pauvres
types à qui ils ont fait miroiter monts et merveilles. De vrais fils de pute !
– Ne
compte pas sur moi pour te contredire. Néanmoins, reconnaissons qu'en agissant
ainsi ils sauvent peut-être la Palestine. Alors, je ne vais certainement pas me
plaindre ! Et...
Mourad
s'interrompit net.
Une
explosion terrible venait de faire trembler le port.
Sous leurs
yeux interloqués, le Patria s'enflammait.
Des hurlements montaient de toutes parts. Des cris d'enfants. Dans un spectacle
de fin du monde, le navire oscillait, prenait de la gîte.
– Ce n'est
pas possible, s'écria Mourad. Il va couler !
Une fumée
acre empesta l'air. La chaleur dégagée par l'explosion se propageait jusqu'aux
premières maisons, bien au-delà de l'enceinte du port. Des militaires
observaient, impuissants, les dizaines de cadavres qui commençaient à flotter.
– Il y a
un énorme trou à l'arrière, nota Soliman. Regarde !
– Mon
Dieu ! Mon Dieu !
La mer
s'était couverte de débris et de noyés aux traits grimaçants.
Attiré par
le vacarme, le fils de Mourad était accouru.
– Vous...
vous croyez que ce sont les Arabes qui ont fait ça ? balbutia-t-il. Vous
croyez ?
Non. Cette
fois, les Arabes n'y étaient pour rien. Mais on ne le saurait que le lendemain.
C'étaient les hommes de la Haganah qui, cherchant à empêcher le départ du
navire, avaient
posé des explosifs sous la coque, sous-estimant leur puissance. Deux cent
cinquante morts. Des centaines de blessés. Des Juifs tués par des Juifs.
Lord Arthur James Balfour, vicomte de
Trapain, devait sans doute jubiler dans sa tombe. Voilà dix ans qu'il était
mort, mais son fantôme continuait de hanter la Palestine.
*
Le
Caire, 10 décembre 1940
Ce matin-là, la presse et les radios
annoncèrent qu'un général anglais, Richard O'Connor, venait de reprendre Sidi
Barrani en trois jours et de mettre les Italiens en déroute. La menace fasciste
était écartée. Quant aux autres, qui avaient promis d'accueillir les Italiens
en libérateurs, ils feignirent de l'avoir oublié. En réalité, tout le monde
était soulagé.
À l'exception de Loutfi bey.
Lentement sorti de sa transe, il avait pleuré pendant presque toute la journée
en apprenant la déroute de la 10 e armée italienne. Le 11 au soir, il
quitta son lit, entra dans le salon où son fils et sa belle-fille discutaient,
resta un moment à les observer, puis, tout à coup, il sortit une arme qu'il
avait gardée sous sa robe de chambre, la pointa sur sa tempe et, avant que
Taymour ait eu le temps d'esquisser le moindre geste, tira.
Des morceaux de cervelle
éclaboussèrent la robe de Nour.
Dixième partie
28
La faiblesse des
idéologies
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