Le souffle du jasmin
que le
conflit européen ne les concernait pas. La colonie européenne, Anglais,
Français, Grecs, Italiens, Russes blancs réfugiés sur le Nil depuis longtemps
se félicitaient d'être au chaud et à l'abri tandis que leurs frères se battaient dans la boue
ou, dans le meilleur des cas, commençaient à souffrir du rationnement.
Mais, le 13 septembre 1940, le maréchal Graziani, parti
de Libye à la tête de la 10 e armée italienne, avança d'une centaine
de kilomètres dans le territoire égyptien et s'empara de Sidi Barrani.
La panique et le désarroi saisirent les militaires
britanniques présents au Caire alors que, dans le même temps, le monde arabe
apprenait qu'un pays frère était visé par les forces de l'Axe. Pire : un
discours de Winston Churchill annonçant que l'Italie avait attaqué une nation
sous protection anglaise jeta les Égyptiens dans la fureur : « Sous
protection anglaise ! Et quoi encore ? » On entendit s'élever un
peu partout dans les rues du Caire, en Haute et Basse-Égypte, les cris de
« Vive les Italiens ! » Mussolini arrivait ? Tant
mieux ! Il nettoierait les écuries du royaume comme il avait rebâti son
pays. Son nom – quelque peu défiguré – fut acclamé : « Moussa
Nili ! » Le Moïse du Nil !
Radio
Bari, la station italienne qu'on captait le mieux en É gypte,
retransmit en boucle un discours du Duce dans lequel il se proclamait
« Protecteur de l'Islam » – un de plus – en route vers l'Égypte pour
la libérer de ses oppresseurs britanniques. Propos qui furent répercutés à
l'infini dans la population, certaines voix demandant toutefois ce qu'on
pouvait attendre d'un libérateur ayant massacré sans vergogne les populations
éthiopiennes.
Curieusement,
l'une des personnes les plus vulnérables au mirage italien fut Farid Loutfi
bey. À l'orée de ses soixante-dix ans, il sembla enfin arraché à la longue
dépression dans laquelle il se morfondait depuis des mois. Certains soirs, sous
le regard consterné de son fils et de sa belle-fille, on l'entendait tenir des
discours alarmants dans lesquels il décrivait Mussolini comme l'archange
descendu du ciel pour libérer le monde arabe.
Toutefois,
force était de reconnaître que les espérances délirantes du vieil homme étaient
confortées par ce qui se répandait, en Égypte, de bouche à oreille : le
maréchal Graziani commandait une armée de 250 000 hommes, alors que les
Anglais en avaient 50 000 tout au plus. L'issue de la campagne italienne
ne faisait plus aucun doute. Prise de panique, la population fit des provisions
de foul , de
lentilles, de riz, de farine, de spaghettis, d'huile, de sel, de savon et Dieu
savait quoi encore, sans parler de l'essence qu'elle entreposait dans des
bidons vides de margarine.
Lorsque,
dans la nuit du 19 octobre 1940, l'aviation italienne survola Le Caire et
bombarda – par erreur – la banlieue chic de Meadi, la peur souffla sur la
ville. Des ramilles entières fuirent vers le sud.
Taymour ne
savait que penser, mais les amis qu'il conservait au gouvernement lui donnaient
des raisons de croire que la situation était beaucoup moins critique qu'il y
paraissait. La veille encore, rapportaient les espions, n'avait-on pas vu des
gradés anglais rire aux éclats au Turf Club ? Une attitude pas vraiment
révélatrice d'angoisse.
Le 7
décembre se produisit un événement qui n'avait pas de lien direct avec la guerre,
mais qui en découlait. Taymour, qui avait fini de dîner, sirotait un café en
compagnie d'Ahmed Zulficar et de la nouvelle compagne de ce dernier, surnommée
son « matador ».
Nour
disait en catimini que c'était sans doute en raison des cornes dont elle
l'affublait. La version d'Ahmed était, bien entendu, différente. Il l'avait
tout simplement baptisée ainsi parce qu'elle était brune, d'origine castillane
et fille de l'ambassadeur d'Espagne au Caire. Elle avait tout juste dix-neuf
ans, une poitrine indécente dans un corps immodeste, haut perché sur des jambes
qui n'en finissaient plus. Luella – c'est ainsi qu'elle s'appelait – ne parlait
que l'anglais, mais avec un accent ibérique si prononcé que la plupart des mots
ressemblaient à des gargouillis. Au début, Taymour, par courtoisie, s'était
fait une obligation de décrypter les propos de la jeune fille, puis, lassé, il
se contentait désormais de simples hochements de tête. Lorsque, un jour, de
plus en plus embarrassé de devoir partager leurs sorties avec
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