Le souffle du jasmin
l'engagement britannique en Orient, nos
maigres effectifs n'ont pas pesé lourd. Et puis, n'oubliez pas : les
Anglais sont passés maîtres dans l'art de diviser pour régner. Savez-vous ce que l'un
de nos agents m’a
rapporté, pas plus tard qu'hier ?
Les propos que Mark Sykes auraient tenus off the record ,
comme disent les journalistes. Il aurait dit : « Nous dégoûterons les
français de la Syrie et les Syriens de la France. »
Il conclut
d'une voix lasse :
— Cocue,
vous disais-je…
La faconde
du Français s’épuisait. Était-ce l'effet du vin ou de la mélancolie
de ses propos ? Car la gaieté désertait aussi Nidal el-Safi. Levent avait
raison. Les Irakiens étaient désormais aux mains des Anglais. Ses invités
vinrent l'arracher à son tête-à-tête, pour prendre congé en le remerciant de
cette soirée digne des fastes d'antan. Levent s'apprêtait à les imiter
lorsqu'une voix féminine l'arrêta dans son élan.
–
Auriez-vous du feu ?
Il se retourna.
Tout près de lui venait d'apparaître une femme d'une trentaine d'années,
cigarette à la main. Physique étonnant, presque androgyne. Cheveux roux, très
courts. Elle avait un cou de cygne sur lequel flottait un visage au teint mat.
Des seins d'adolescente perçaient sous une abaya noire, brodée de fils d'or.
Elle se
pencha légèrement sur la flamme du briquet qu'il lui
présentait.
– Je vous
remercie, monsieur.
Il réprima
un sursaut. Elle s'était exprimée dans un français parfait.
–
Madame… ?
– Dounia
est mon prénom.
– Dounia. Le
monde. L’univers . Lequel des termes vous sied le mieux ?
– Je vous
laisse juge.
Il la
considéra un instant comme s'il la jaugeait, puis :
– Alors ce
sera l'univers.
Elle
annonça :
– Je suis la sœur de Nidal.
Il la
détailla en plissant le front. Il y avait bien une quinzaine d’années d’écart
entre le frère et la sœur. Elle dut percevoir son étonnement car elle précisa :
– Nidal et
moi ne sommes pas nés de la même mère. La sienne est morte à sa naissance.
Notre père – Dieu ait son âme – a attendu une douzaine d'années avant de se
remarier.
Elle
conclut avec une douceur inattendue :
– Il est
des chagrins qui vous scellent le cœur.
– Où
avez-vous appris à parler un français aussi admirable ?
– Chez
vous, en France. Mon père était un amoureux de votre pays. Il a eu le courage
de m'envoyer étudier le piano au Conservatoire de musique de Paris. Autoriser
une jeune fille à partir seule à l'étranger, une Orientale qui plus est,
représentait déjà un acte audacieux en soi ; l'encourager à apprendre la
musique l'était bien plus encore. Je peux vous assurer que mon départ a fait
l'effet d'un séisme. Mais lorsqu'on a la chance d'avoir comme directeur un être
de la qualité de M. Gabriel Fauré et comme professeur de piano un génie
comme M. Alfred Cortot, on se moque bien des séismes.
Une lueur
admirative traversa les prunelles du diplomate.
– Il vous
arrive de vous produire sur scène ?
– À
Bagdad ? Vous plaisantez, monsieur Levent. Non. Je joue uniquement pour le
plaisir ou le déplaisir de mes amis. Mais le plus clair de mon temps, je le
consacre à enseignement.
– Il
existe donc un conservatoire, ici ?
– Non.
Mais figurez-vous que j'ai trouvé un poste à Alep, dans un collège arménien
catholique, tenu par la Congrégation des frères maristes, le collège Champagnat.
Il répéta,
en appuyant sur les mots, incrédule :
– Un
collège arménien catholique tenu par des frères maristes ?
– Cela
peut surprendre, en effet. Ils sont arrivés en Syrie il y a une douzaine
d'années et, depuis peu, ils œuvrent avec les jésuites dans un autre
établissement de la vieille ville.
– Vous
êtes, je présume, musulmane.
–
Parfaitement.
Il songea
à la définition lancée par le bouillant El-Keylani durant il dîner : un melting - pot ! Un
creuset.
Elle
s'informa à son tour :
– Et vous, monsieur Levent ? Vous plaisez-vous en Orient ?
– Disons que je ne m'y sens
pas étranger. Ce qui est une prouesse lorsqu'on connaît l’effroyable complexité de cette région. J'ai vécu quelques années
au Caire. Par suite, il m’a été donné de
visiter la Syrie et la Palestine.
– Complexité de cette région ou richesse ? Tout dépend du
regard que l’on pose. Lors de mon séjour en France, j’ai pu me rendre compte
que l'erreur la plus répandue chez les Occidentaux est de penser
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