Le souffle du jasmin
œil sombre.
Brusquement,
une voix moqueuse les fit sursauter.
– C'est vrai
que tu as une tête de moribond !
Les trois
hommes levèrent la tête vers le nouveau venu. C'était Ahmed Zulficar. Gaillard
d'environ un mètre quatre-vingt-dix, vingt-cinq ans, bâti en force avec un cou
de taureau. Sur son visage carré, comme sculpté dans la pierre, une fine
moustache irisait sa lèvre supérieure.
– Oui,
répéta-t-il en pointant l'index sur Mourad, tu as une tête de moribond.
– Il jeta un
œil torve sur la clientèle essentiellement composée d'officiers anglais et
lança d'une voix assez forte pour être entendu par la plupart des
consommateurs :
– Vous n'avez
pas trouvé un autre endroit ? Il y a ici comme une odeur de bacaporte .
Les
militaires échangèrent des regards perplexes. Les camarades d'Ahmed pouffèrent.
Eux savaient ce que signifiait ce mot bizarre, dérivé de l'italien : bocca
aperta , bouche
ouverte. L'expression était utilisée par de nombreux Égyptiens pour évoquer la
« bouche d'égout ».
Zulficar occupa une chaise libre près de Mourad et
enveloppa l'épaule de son ami d'un geste chaleureux.
– Il est temps que tu te ressaisisses !
s'exclama-t-il, usant de l'expression arabe ched
helak , que
l'on pourrait traduire littéralement par « soulève ton être ».
– Il a raison, commenta Latif. Depuis que je suis
arrivé au Caire, tu me fais penser à un animal sauvage enfermé dans une cage.
Taymour de surenchérir
– Pense à ta femme, à ton fils. Combien de fois faudra-t-il te le
rappeler ?
Mourad fixa son beau-frère.
– Si quelqu'un peut me comprendre, Taymour, c'est
bien toi. Je suis ici, à l'abri, grâce à vous, à ton père.
– Grâce au tien aussi, corrigea Latif.
– Bien sûr. J 'ai une femme qui me comble et mon petit Karim est
beau comme une pleine lune. Pourtant, je ne suis pas heureux parce que je me
sens lâche et inutile. Je m'en veux de vivre dans le confort et l'aisance,
alors que mon peuple souffre. Ne voyez-vous pas ce qui se passe ?
Il saisit fiévreusement la main de Latif.
– La Palestine saigne, ce sont bien tes propres
mots ?
Latif soupira.
– C'est exact. Si l'hémorragie se prolonge, un jour
viendra où il y aura plus de Palestiniens en Égypte qu'en Palestine. Nombre de
nos frères commencent à s'exiler, découragés, inquiets de constater que
l'immigration sioniste déstabilise chaque jour un peu plus leur vie
quotidienne. Certains en viennent même à regretter l'occupant turc !
– J 'ai remarqué, moi aussi, reconnut Ahmed Zulficar, que
l'on commence à voir pas mal de ces déracinés reconnaissables à leur accent. Une
nouvelle épicerie à Alexandrie ; un employé au casino de
Chatby ; un chef comptable à la banque Misr ; un intendant d’une grande ferme du Fayoum, qui fournit le lait aux
citadins ; un serveur de restaurant à Suez.
Mourad reprit :
– Nous ne pouvons laisser la situation se dégrader. Je dois retourner
là-bas. Si tous se mettent à déserter, c'en sera fini de la Palestine.
– Tu dois d'abord terminer tes études, répliqua Latif. Ton père y tient.
Il ne s'est pas saigné aux quatre veines pour rien. Résiste encore quelques
mois. D'ailleurs, ce peuple, tu peux le défendre aussi de l'extérieur.
– Comment ?
– Nous devons réussir à mobiliser l'opinion arabe, voire celle du monde
occidental. D'où la raison de ma présence ici. Ce n'est pas qu'une affaire
palestinienne. Les Anglais sont en train de poser des bombes à retardement avec
ce projet de foyer national juif ; une fois que la mise à feu sera
enclenchée, tu peux être certain que ces pyromanes se retireront et nous
laisseront face à face avec les colons qui, entre-temps, seront devenus dix
fois plus nombreux qu'aujourd'hui.
– Latif, mon cousin, mon frère, crois-tu que je n'en sois pas
conscient ? Souviens-toi, lorsque, il y a trois ans, dans le bureau de
papa, je vous avais annoncé cette fameuse Déclaration Balfour et que je vous
faisais part de mon pessimisme. Qu'as-tu répondu alors ? « Tant que
l'équilibre démographique sera maintenu, je ne vois pas ce qui pourrait poser
problème. »
– Je persiste. En revanche, nous devons préserver l'avenir. Et le faire
avec la seule arme digne de cette mission : la non-violence.
Taymour parut
dubitatif.
– La
non-violence ?
– Parfaitement.
– Quand tous
vous abandonnent à votre sort ?
– Oui. La
non-violence. Ce qui s'est déroulé il y a
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