Le souffle du jasmin
dans les étroites ruelles de Damas ou d'Alep. Une
véritable et effroyable boucherie.
*
Le Caire, au même moment
Farid Loutfi bey écarta doucement son plat de molokhiya [80] inachevé et poussa un
profond soupir :
– Je vais étouffer, les enfants. On mange trop. Beaucoup
trop !
Taymour partit d'un éclat de rire :
– C'est toi, papa, qui te goinfres ! As-tu vu
combien de portions tu t'es servi ? Quatre assiettes pleines à ras bord !
– Épargne-moi tes commentaires. Tu en as avalé autant
que moi !
– C'est vrai, nota Amira, mais, à la différence que toi,
tu vas avoir cinquante-trois ans alors que ton fils en a à peine vingt-sept !
Loutfi
avait la réplique au bord des lèvres lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée
impromptue d'Ahmed Zulficar. Accompagné d'une jeune femme d'environ vingt-cinq
ans. Taille fine, corps élancé, très brune.
– Toutes
mes excuses, déclara le visiteur confus. Nous rentrions d'une balade aux
Pyramides, et j'ai pensé que...
– Etfaddal ! Sois le bienvenu ! s'exclama
Taymour en se précipitant vers son ami. Quel plaisir de te voir !
– Joignez-vous à nous, surenchérit Amira, il reste de la molokhiya, je vais demander qu'on vous la réchauffe. Il y a aussi du poulet.
Elle fit
mine d'appeler le domestique, mais Zulficar l'arrêta de la main.
– Non, ma
tante, ne vous dérangez pas. Nous avons déjeuné.
– Tu es
sûr ? insista Amira. Sans façon ?
– Sans
façon, ma tante. Je vous assure. Permettez-moi de vous présenter Nour. Ma
petite sœur.
– Ta
sœur ? s'exclama Taymour, interloqué. Cachottier ! Tu ne m'as jamais
dit que tu avais une sœur !
– Sans
doute parce qu'elle vivait, et vit toujours, à Alexandrie, avec notre mère.
Comme tu le sais, mes parents sont divorcés.
– J'étais
au courant du divorce, mais pas de l'existence de Nour.
Il
s'inclina poliment devant la jeune fille.
– Vous
avez illuminé notre journée, mademoiselle.
Nour
baissa les yeux et articula un « Je vous remercie » intimidé.
– Allez,
lança Loutfi bey, approchez ! Vous partagerez la mehallabieh [81] avec nous.
Et ne dites pas non !
Taymour se
hâta d'inviter la jeune fille à s'asseoir près lui, laissant délibérément le
neveu de Zaghloul se glisser de l'autre côté de la table.
– Avez-vous des nouvelles de Mourad et de Mona ?
demanda ce dernier à peine installé. Et le bébé ?
– Karim grandit comme tous les bébés, répondit Amira,
mais lui, c'est une merveille. Il a eu quatre ans et, d'après sa maman, c'est
un ange. Il...
– Maman, soupira Taymour, tu ne vas pas commencer. Nous
savons que ton petit-fils est unique, sublime, le plus beau...
– Et alors ? Je n'ai pas le droit de le dire et de
le redire si cela me fait plaisir ?
Elle mit les mains sur ses hanches et scanda :
– Oui, il est unique, sublime. Oui, c'est le plus beau
des bébés. Une pleine lune ! Voilà !
Elle partit vers la cuisine.
– Pour répondre à ta question, dit Taymour, Mourad fait
désormais partie d'un Comité arabo-palestinien fondé à l'initiative de quelques
patriotes et de son cousin, Latif el-Wakil.
– Des comités, des comités, grommela Ahmed Zulficar.
Nous, les Arabes, nous ne sommes bons qu'à créer des comités quand ce ne sont
pas des mouvements politiques fantoches !
– C'est toi qui parles de la sorte ? se récria
Taymour. Toi, le neveu de l'homme qui a fondé un parti qui, justement, n'a rien
de fantoche ! As-tu oublié que, depuis le retour de Gibraltar de ton
oncle, le Wafd a raflé toutes les élections et qu'aujourd'hui il fait peur aux
Anglais au point que notre haut-commissaire, le général Allenby, celui que ses
hommes surnommaient le « Bloody bull », le taureau sanguinaire, s'est
vu contraint de retourner vivre dans son village du Nottinghamshire ? Il
n'est pas près de remettre les pieds en Égypte de sitôt, crois-moi !
Taymour adopta une expression de reproche pour
conclure :
– Pas toi, Ahmed. Ne dénigre pas les efforts de nos
autres frères. Tout le monde n'a pas un Zaghloul dans ses rangs, hélas.
– Sans doute. Mais regarde un peu le résultat ! Le
Wafd a remporté 195 sièges sur 214, mon oncle a été nommé Premier ministre.
Et ? Devant l'impossibilité de modifier quoi que ce soit, le refus obtus des Anglais et la lâcheté du roi, il a fini
par démissionner.
Taymour
n'écoutait plus que distraitement.
Toute son
attention s'était portée sur Nour. Il avait
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