Le souffle du jasmin
mademoiselle, s'il n'y avait que cela ! Le grand protégé de ce
couillon de colonel Lawrence, le chérif de La Mecque, a été jeté hors d'Arabie
par son vieux rival, Ibn Séoud. Exilé, le chérif ! Viré ! À l'heure
où nous parlons, il compte et recompte les grains de son chapelet sur les
rivages chypriotes ! L'Arabie est désormais entre les mains des
wahhabites. Vous, mademoiselle, vous ne savez pas ce que sont les wahhabites.
Ce sont des musulmans rétrogrades, fanatiques et sectaires. De grands
désaxés ! Chapeau bas, Mister Lawrence !
Dans le
décor somptueux, compassé du Quai d'Orsay, les propos du diplomate prenaient
des accents barbares
Mlle Weil,
elle, semblait rapetisser à mesure que Levent parlait. La voilà accablée de
peuples qu'elle n'avait jamais vus et dont elle ne savait pas
grand-chose : le plus loin qu’elle fut jamais allée était Trouville, pour
ses congés estivaux.
– Ces Anglais sont fous, poursuivit
Jean-François, du même ton enflammé. Vous...
Il
s'interrompit, surpris par l'expression de sa secrétaire ; elle regardait
la porte. Il se retourna : le ministre Aristide Briand se tenait dans
l'embrasure. Voilà à peine huit jours qu'il était revenu aux Affaires
étrangères. Apparemment, il n'avait rien raté de la tirade de son secrétaire
aux Affaires d'Orient.
– Monsieur le ministre...
Pardonnez-moi, je ne m'étais pas avisé...
– Continuez, je vous prie.
– Ces dépêches, monsieur le
ministre. Une véritable guerre civile s'est enclenchée en Palestine. Hier, il y
a eu de massacres de Juifs à Hébron, à Safed, dans d'autres localités. Cent
treize Juifs ont été tués, trois cent trente blessés, et on ne sait encore
combien d'Arabes.
Briand hocha la tête. Depuis qu'il avait repris ses
fonctions, il prenait chaque jour la mesure de la tâche immense qui incombait à
son ministère.
– Poursuivez...
– Avez-vous lu le rapport de M. Gaston Maugras,
notre consul à Jérusalem ?
Le ministre croisa les bras dans l'attente de la suite.
Jean-François saisit un dossier, en extirpa un feuillet
et le tendit à Briand, qui le repoussa aimablement.
– Je n'ai pas mes lunettes. Lisez, je vous prie.
– Monsieur Maugras écrit : « Au cours d'une
conversation de fumoir, sir Gilbert Clayton, le haut-commissaire britannique
par intérim, avec qui j'entretiens depuis plusieurs années des relations
amicales, m'a parlé à bâtons rompus de la politique anglaise en Palestine.
Quand j'ai assumé l'année dernière pour la première fois mes fonctions,
m'a-t-il dit, je me suis amusé à écrire au Colonial Office pour lui demander
quelle était sa politique en Palestine, dans quel sens je devais gouverner. Je
n'ai jamais reçu de réponse, et pour cause. On ne peut pas définir sa politique
quand on n'en a pas. Nous vivons au jour le jour, sans prévision, en tâchant
seulement de louvoyer entre les écueils à mesure qu'ils se présentent. Mais où
allons-nous ? Nul ne le sait. Les Juifs nous reprochent de favoriser les
ambitions arabes, les Arabes protestent contre le Foyer juif que nous avons
créé en Palestine, et bien des gens, devant le mystère de cette double
politique, se demandent de quel dessein machiavélique nous poursuivons la
réalisation. En vérité, ce n'est pas l'avenir qui nous attire, c'est le passé
qui nous pousse, nous ne marchons pas vers un destin de notre choix, nous
subissons celui dont la guerre nous a laissé l'héritage. Pendant la guerre,
nous avons fait des promesses aux Juifs, nous en avons fait aux Arabes, nous
avons éveillé des ambitions contradictoires auxquelles nous sommes tenus de
donner quelque satisfaction et qui nous enserrent dans un réseau de
complications et de difficultés. »
Levent s'arrêta pour s'enquérir :
– Je continue ?
– Faites donc.
– C'est toujours sir Gilbert Clayton
qui s'exprime : « Le malheur, c'est l'existence à Londres de deux
sortes de gens : les uns sont des théoriciens, obstinés à appliquer aux
tribus bédouines, comme aux nations occidentales, leurs formules sur le droit
des peuples à disposer d'eux-mêmes ; les autres, comme l'apprenti sorcier
de la légende, ont peur maintenant du fantôme d'Empire arabe qu'ils ont
suscité. D'ailleurs, il faut bien reconnaître que toute politique d'ingérence
dans les affaires de peuples étrangers, si arriérés soient-ils, se heurte
aujourd'hui aux plus graves difficultés. Nous avons enseigné aux indigènes le
jargon
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