Le souffle du jasmin
collège
Champagnat. Le collège où elle donnait
ses cours de piano ! Peut-être y avait- il une chance qu 'elle se fut réfugiée là-bas.
Il fonça vers le khan El-Saboun. Une odeur de poudre empestait l 'air. Il faillit se faire
renverser par un couple qui fuyait. À l 'entrée du
souk, avisant un marchand en train de ranger fiévreusement
sa marchandise – des
savons, essentielle ment – il l 'apostropha :
– Le collège des frères maristes ? Sais-tu où il se
trouve ?
L'homme ne répondit pas et s'apprêta à rentrer dans sa boutique.
Jean-François
le retint par la manche.
– Le collège
des frères maristes ! Où ?
– Lâche-moi !
– Réponds !
– Tout droit... tout droit.
– Tout droit ? Et
ensuite ?
– Tout droit... Jusqu'à Bab el-Nasr.
La porte de la Victoire.
Il y avait
environ trois kilomètres du Khan à Bab el-Nasr. Une fois devant l'imposante
porte, ou du moins ce qu'il restait de sa splendeur, du temps où Saladin
promenait son triomphe à travers la ville, Jean-François essaya d'appréhender
quelqu'un parmi la foule des fuyards, mais en vain. Le vacarme continuait de
retentir dans le ciel de la ville. Coups de feu. Obus. Hurlements.
Un vendeur des quatre saisons apparut tout à coup qui
remontait la rue vers on ne savait où. Il arriva à hauteur de Jean François,
tirant sa charrette comme un damné.
– Au nom du Prophète, hurla le Français, le collège des
frères maristes ? Quelle direction ?
La tête entrée dans les épaules, l'homme grommela, le
souffle court :
– Après la fontaine, à gauche.
– Allah te bénisse !
Le Français s'engagea aussitôt dans la direction
indiquée. Quelques minutes plus tard, il arrivait devant l'entrée du collège,
tout près d'une vieille église grégorienne. Une petite cloche pendait au bout
d'une chaîne rouillée. Il tira dessus à plusieurs reprises. Un bruit de pas. La
porte s'entrouvrit à peine, laissant deviner un ecclésiastique, visage blême,
le thorax orné d'un grand col blanc à rabat.
– Quoi ? Que voulez-vous ? s'exclama-t-il,
empressé.
– Laissez-moi entrer, je vous en prie. Je recherche une
amie. Dounia el-Safi, elle enseigne le piano chez vous.
Le prêtre eut un imperceptible temps d'hésitation avant
de répliquer :
– Entrez, entrez... Vite.
Jean-François s'exécuta.
D'une main tremblante, le mariste verrouilla la porte.
*
La première chose qui frappa Levent fut la pâleur
extrême de la jeune femme. Ses lèvres, étroitement serrées, ne révélaient rien.
Seuls ses yeux noirs la trahissaient ; des yeux dans lesquels se lisait
une immense lassitude.
Spontanément, faisant fi de toutes les convenances, elle
vint se blottir contre lui sous l'œil réprobateur du prêtre.
– Emmène-moi, chuchota-t-elle, emmène-moi... Où tu veux,
mais emmène-moi.
Levent la serra de toutes ses forces.
On entendait au loin les déflagrations qui assourdissaient
le ciel.
Toutes ces années passées
à rêver de l'instant où Dounia prononcerait ces mots :
« Emmène-moi », et il fallait qu’ils résonnent dans de telles
circonstances.
Six ans. Six ans depuis leur première rencontre, depuis ce soir à
Bagdad ou elle lui avait lancé avec un sourire espiègle : « Mais oui.
Mais oui, monsieur Levent. Nous nous reverrons, n'en doutez pas. »
Sixième
partie
21
Il n'est rien de plus réconfortant, qu'un reflet de son
enfance dans les yeux de son fils.
Tantah, 2 janvier 1937
« N'oublie
jamais ceci. Une horloge n'a pas conscience du temps qui passe. Et l'Histoire
est une horloge », avait dit Loutfi bey.
C'était il
y a douze ans.
Taymour
échangea un regard complice avec Nour. Elle était resplendissante. Et lui, à
trente-neuf ans, avait pris de la prestance autant que du poids. Dire qu'il
avait épousé la jeune femme trois semaines à peine après leur première
rencontre ! D'aucuns auraient parlé de coup de foudre, Taymour préférait,
lui, l'expression anglaise plus nuancée : « Love at first sight . » L'amour au premier regard.
Douze ans
de mariage. Deux enfants. Hicham, onze ans, dont c'était l'anniversaire
aujourd'hui, et Fadel, huit ans. Qui aurait pu imaginer une heure avant
qu'Ahmed Zulficar ne débarque avec sa sœur dans leur maison de Guizeh que
l'existence de Taymour se verrait à ce point et si vite bouleversée ?
Se
penchant à l'oreille de son
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