Le souffle du jasmin
s'était produit auquel
personne n'avait prêté attention, mais qui, jour après jour, s'insinuait
semblable à une maladie pernicieuse, dans le corps du petit peuple. Onze ans
plus tôt, dans la ville d'Ismaïlia, un tout jeune instituteur de vingt et un
ans, Hassan el-Banna, avait fondé, avec une douzaine de ses camarades, une
association qu'il avait appelée la Confrérie des Frères musulmans. Le personnage
affirmait haut et fort que le seul moyen de libérer la terre d'Égypte de la présence britannique passait par l'émergence d'un « islam social ».
Pour y parvenir, il proposait de lutter par tous les moyens contre l'emprise
laïque et de se référer à la doctrine wahhabite, cet islam pur et dur qui,
depuis quelques années, s'activait en Arabie Saoudite.
Selon certaines rumeurs, le mouvement des Frères
musulmans constitué au départ que de quatre cellules, approchait désormais le
nombre de trois cents. Aux yeux de Loufti bey, ces gens n'étaient que des
va-nu-pieds, des fanatiques, et l'Égypte bien trop laïque et tolérante pour que
leurs préceptes puissent influencer un jour le pays. Non. La greffe islamique
ne prendrait jamais !
– À quoi rêves-tu, père ?
Loutfi sourit.
– À ma vie, à nos vies.
Il s'empressa d'ajouter :
– Et toi, mon Taymour ? Es-tu heureux ?
– Quelle question ! J'ai une femme merveilleuse,
deux enfants magnifiques et des parents exceptionnels. J'aurais mauvaise grâce
à ne pas être heureux.
– Si tu le dis, c'est donc la vérité.
– Tu en douterais ?
Loutfi effleura sa moustache distraitement.
– J'entrevois de l'amertume en toi, un peu comme un mal
silencieux qui aurait pris possession de ton être. Prends garde, mon fils, un
homme amer passe volontiers pour un homme fini.
Taymour garda le silence.
Son père devinait bien. Depuis quelques semaines, il
versait dans une névrose sourde. Après les années d'efforts que ses amis et lui
avaient déployés, après avoir navigué sur des océans de mots et d'émotions, tous
se retrouvaient au même point. La révolte n'aboutissait nulle part et
l'Occident se souciait de l'Orient comme d'une guigne.
La veille, Ahmed Zulfikar et lui étaient attablés au
café Le Bosphore, près de la place Bab el-Hadid, dégustant des esh el
saraya , les « pains du palais » [82] . Dans le salon du fond, quelques clients plongés dans une torpeur
reptilienne tétaient leurs narguilés. Et Ahmed Zulficar avait lui aussi deviné
son état d’esprit.
– Taymour, avait-il fait remarquer, je sens une grande frustration en
toi. Tu as tort. Il faut bénir l’épreuve que nous traversons et non se lamenter
sur notre sort.
– Que veux-tu dire ?
– L’épreuve épuise les faibles, mais elle durcit les forts.
– Au diable la sagesse, Ahmed ! s’était-il emporte.
Zulficar avait secoué la tête.
– Rappelle-toi la parole du Prophète : « La patience es
bonne ». La pâte est lourde, j’en conviens, mais nous sommes un bon
levain.
– Ouvre les yeux, écoute, mon ami. Nous sommes, toi et moi, depuis
quatre ans députés du Wafd mais n’avons jamais été foutus de faire passer la
moindre loi.
– Tu as tout de même provoqué un sacré tollé à l’Assemblée, voilà
quelques temps. L’aurais-tu oublié ?
En pleine session parlementaire, Taymour s’était en effet écrié :
« L’état de fait qui se prolonge accuse dans le monde notre statut
d’humains de seconde classe ! » Dangereusement éloquent, il était
aussi écouté de ses collègues qu’exécré du palais, et ce coup de sang avait
fait les manchettes. Mais, deux semaines plus tard, il avait oublié.
– Un enfant règne à présent sur l’Égypte, reprit Taymour, et nous
savons bien que, tout comme son père, il sera tenu en échec, bâillonné par une
nuée de moucherons chamarrés. Même les cafards, dans ce pays, sont au service
du palais et des Anglais ! C’est tout le temps la même sarabande infernale
avec ces tyrans : un pas en avant, deux pas en arrière, à l’image du
fox-trot que l’on danse dans les cercles occidentaux du Caire. Ce que je
crains, c’est que dans cette espèce de Pax britannica imposée au monde arabe, nous finissions par trouver un certain confort
et baissions la garde. Nous sommes maudits !
– Non, Taymour. Non. Aie confiance. Nous traversons une longue épreuve.
Mon oncle, Dieu ait son âme, n’est plus. Mais demain d’autres surgiront de
l’ombre.
– D’autres
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