Le spectre de la nouvelle lune
cancans qui commencent… Et puis, avec tous ces gars qui n’ont pas leur compte chez eux et qui lui couraient après…
— Mais enfin, était-elle ou non une dévergondée ? Son mari était-il ou non un débauché ?
— Pour Thomas, je dis pas. On le sait. Difficile de compter celles qu’il a bousculées… et parce qu’elles l’avaient bien cherché. Dame, avec sa réputation ! Pour Agnès, en tout cas ici, à Mézières, pas grand-chose à dire sur elle… jusqu’à l’arrivée de ce Tourangeau…
— J’ai bien entendu : « en tout cas ici, à Mézières » ?… Cela veut-il dire qu’ailleurs ?
Le charron regarda à ses pieds, avec un air embarrassé.
— Ailleurs, c’est-à-dire ce qui se passerait dans les marais à l’appel du spectre blanc ? insista le Grec.
— Je vois qu’on t’a mis au courant.
— En somme, si je comprends bien, elle aurait réservé son – comment dire ? – son dévergondage à ces cultes si particuliers.
— Je n’ai pas dit cela ! s’écria Lucien.
— Est-ce exclu ? Crois-tu à l’existence de ces cultes ?
L’homme ne répondit pas.
— On m’a assuré que Thomas et Agnès quittaient assez fréquemment leur forge et leur boutique pour des destinations mystérieuses et sans fournir la moindre explication, que leur absence pouvait durer une nuit, un jour, voire deux. Me diras-tu que cela est faux ?
Nouveau silence.
— Tu es loyal, mais ton mutisme constitue pourtant une réponse très claire. Venons-en à ce Médard !
Le visage du charron se crispa.
— C’est à partir de sa venue, indiqua-t-il, que tout a commencé à aller très mal. Je ne sais pas pourquoi elle s’en est entichée, jusqu’à l’imposer chez elle au vu et au su de tous… Avant, on pouvait bien cancaner, mais prouver… ça… Avec ce Tourangeau de malheur, tu penses si les commères se sont régalées !
— Et Thomas ?
— Il l’a très mal pris et on peut le comprendre, même si… Alors disputes, échanges de coups, scènes… Les voisins n’en perdaient rien.
— Là-dessus Agnès disparaît, ensuite Thomas. A-t-on idée de ce qu’ils sont devenus ?
— Des bruits, des ragots à nouveau… Rien de prouvé !
Timothée s’accorda un instant de réflexion.
— Première supposition, reprit-il : ce Médard emmène Agnès à Tours. Thomas patiente, espérant qu’elle se ravisera. Puis il part à sa recherche.
— J’y ai pensé. Mais on a dû te dire qu’on n’avait repéré personne, ni lui, ni elle, à Tours ou dans ses environs. Et puis : ou bien Thomas, l’ayant retrouvée, l’aurait convaincue de revenir et ils seraient rentrés ensemble, ou bien, ayant fait chou blanc, il se serait ramené seul… Car il y a la forge, la boutique, et ça n’est pas rien !
— Autre supposition : une orgie ou une sorte de cérémonie qui tourne mal. Agnès y trouve la mort, son corps est jeté à l’eau, ou bien, par accident peut-être, elle se noie… Elle pourrait être l’une des deux noyées du marais de Bignotoi, non ?
— A cela aussi, j’ai pensé. Mais que serait devenu Thomas ? Mort lui aussi ? On aurait retrouvé son corps ! Et s’il est vivant pourquoi, depuis des semaines, on ne l’a plus vu ?
— Aurait-il eu peur d’être soupçonné d’un meurtre après tant de disputes : celui d’Agnès ?
— Thomas ne l’aurait jamais tuée, ça non !… Et, d’un autre côté, on ne sait pas qui sont ces noyées…
— En effet ! approuva Timothée… Bon ! Maintenant, allons donc voir ce magasin !
La boutique et les resserres occupaient un assez vaste espace au rez-de-chaussée. Il s’y trouvait des denrées telles que farines, fèves et pois chiches, huile, lard, fruits secs, mais elles étaient gâtées, moisies et rancies, en partie dévorées par des rats ou détruites par des insectes. Dans un angle, sur un bâti, étaient posés des tonneaux contenant différentes sortes de vin. Le magasin offrait également des vêtements, de la poterie et même de l’outillage. Timothée regarda tout ce qui était accumulé là et pensa que cela représentait une importante quantité de deniers. Seules des raisons très fortes et un danger pressant avaient pu pousser Agnès, puis Thomas à abandonner de tels biens sans même prendre les précautions nécessaires à la préservation des denrées périssables.
La visite du logement, à l’étage, ne fit que confirmer cette impression. Tout avait été laissé dans un désordre qui trahissait un départ
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