Le spectre de la nouvelle lune
?
— Thomas a disparu lui aussi.
— Disparu ?
— Oui, un mois et demi après sa femme.
— Et aucune indication ?
— Pas davantage que pour Agnès.
— Par tous les saints, en voilà bien d’une autre ! s’écria le Grec qui demeura un instant silencieux. Et ce Lucien ?
— Comme on ne pouvait se passer de forgeron, on lui a demandé de remplacer Thomas, en attendant qu’il soit de retour, si tant est qu’il revienne.
— Cependant tu ne me feras pas croire, reprit Timothée, qu’on n’a vraiment aucune idée de ce qui a pu pousser une femme, possédant un commerce prospère, et plus tard son mari, artisan indispensable, à disparaître, comme cela, sans la moindre explication, du jour au lendemain !
— Oh ! des idées, cela ne manque pas, ragots, calomnies non plus, n’est-ce pas Argier ? dit l’archiprêtre en se tournant vers son assistant.
Celui-ci, petit homme grassouillet, émit une sorte de rire.
— Ah ! cette Agnès, répondit-il en dissimulant mal une excitation vicieuse, oui, il faut l’avoir vue. Quelle femme ! Et oui, quelle belle garce !…
Nouveau gloussement.
— … Grande, droite, avec des avantages ici, et encore là, une chevelure de feu, un visage blanc et rose, rieur, deux grands yeux étranges, une bouche, ah ! sa bouche… Et elle vous regardait droit, comme pour dire… enfin, vous me comprenez… Elle ne cillait pas… Et ce sourire…
— Ne nous égarons pas, Argier ! coupa l’archiprêtre, apparemment gêné.
— Mais il faut faire comprendre qui elle est, expliqua celui-ci. J’ai dit « une belle garce » parce qu’elle est une belle garce. Et qui ne se gênait pas, plus d’un en sait quelque chose ! Ils étaient tous, là, après elle, comme des chiens excités ! Oui, elle n’avait que l’embarras du choix.
— Et elle choisissait ?
— Elle ne s’en privait pas !
— Et son mari ne disait rien ? s’écria le Grec. Elle se serait conduite d’une manière aussi outrageante et il l’aurait laissée libre d’agir à sa guise ? Allons donc !
— Il faut dire qu’il en prenait lui-même à son aise. Il est bel homme et passait pour un fier amant. Il pouvait compter sur la curiosité de gourgandines désireuses de s’en assurer. Donc, pour sa femme…
— Donc, rien du tout ! La plupart des luxurieux, prêts à tout, et en toute occasion, pour assouvir leur lubricité, ne sont-ils pas en même temps les plus soupçonneux des jaloux, d’autant que l’inconduite des femmes qu’ils séduisent et le talent qu’elles mettent à dissimuler leurs écarts leur font concevoir les pires soupçons quant aux agissements de la leur ?
— Assurément… mais quant à Agnès et Thomas… On affirme qu’ils participaient ensemble à des orgies, se livrant sans pudeur sous les yeux l’un de l’autre aux ébats les plus éhontés, rivalisant d’inventions, souvent en compagnie d’autres débauchés, assura Argier avec un visage enfiévré.
— Qui le prétend ? lança Timothée. Des hommes, des femmes ayant réellement participé à de telles bacchanales et qui auraient le front de s’en vanter ? Des hâbleurs laissant courir leur imagination ? Des disgraciées, jalouses d’Agnès, des débiles, envieux de Thomas ? Des calomniateurs comme il s’en trouve partout ? Qui, je te le demande ? Et où se seraient déroulées ces orgies ? Ici, à Mézières ? En un lieu bien précis, avec des témoins ?
— En vérité, intervint l’archiprêtre Nodon, des bruits à ces différents sujets courent avec insistance depuis de longs mois. Et ce dont il est question est infiniment plus grave que le péché de luxure, aussi répugnant soit-il. Il s’agirait donc de débauches auxquelles s’adonneraient une ou plusieurs bandes, des contempteurs de Dieu ! Je ne me fie guère, moi, à ce que me dit au confessionnal celui-ci ou celle-là, car je pense, avec toi, que vantards, fabulateurs et calomniateurs ne manquent pas. Cependant trop de faits, avérés, ont de quoi nous alerter, nous inquiéter, car ils doivent être mis en relation avec ces rumeurs persistantes et concordantes, concernant des cérémonies – peut-on appeler cela ainsi – enfin… des célébrations diaboliques qui se dérouleraient dans des endroits reculés et quasi inaccessibles du marécage… à l’appel d’un spectre blanc.
Nodon marque une pause.
— Cependant, poursuivit-il, cela n’a pas de quoi t’étonner, car tu es déjà au courant, bien entendu. D’ailleurs, s’il
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