Le spectre de la nouvelle lune
précipité. Quel événement avait bien pu contraindre Thomas à fuir en catastrophe ?
Au moment de partir, Timothée s’arrêta pile. Il fixa Lucien le charron et demanda à son interprète de traduire tout à trac cette apostrophe :
— As-tu été l’amant d’Agnès ?
Après un instant de stupeur, l’homme répondit en bégayant :
— Comment peux-tu poser une question pareille… Comment ?
— Réponds oui ou non ! Le charron secoua la tête.
— Non ! jeta-t-il, ayant recouvré toute sa voix. Mais pourquoi…
— C’est tout ce que je voulais savoir, dit calmement le Goupil. J’ai eu plaisir à converser avec toi.
En s’éloignant, le Grec lança au moine qui lui avait servi de truchement :
— La moindre indiscrétion, auprès de qui que ce soit, sur ce que tu viens de voir et d’entendre, et je ne donnerai pas cher de ton salut éternel !
Erwin avait confié à Doremus le soin de commencer immédiatement des investigations sur l’assassinat de Godfrid et de son fils Gilbert. En deux heures de chevauchée, et sans fatiguer sa monture, l’assistant du missus dominicus parvint au domaine du « button aux fades » qui comprenait une partie du marais de Bellebouche. Il s’y était rendu seul, car il craignait que la présence d’un garde et d’un interprète ne le gênât dans ses recherches. Il s’était vêtu très simplement : une coule de bure sur sa chemise. Comme arme : un glaive court.
Alors qu’il entrait sur le domaine, quatre hommes armés de gourdins et de fourches surgirent, lui barrèrent la route et lui ordonnèrent de s’arrêter. L’ancien rebelle écarta les deux bras en un geste pacifique. Celui qui semblait être le chef de cette patrouille s’adressa à lui en francique :
— Appartiens-tu, lui demanda-t-il, à ce seigneur abbé qui vient d’arriver au couvent Saint-Pierre ?
Doremus le confirma, précisa quels étaient le rôle, l’importance et le titre du Saxon, indiqua sa propre fonction et quel était l’objet de sa visite. Son vis-à-vis s’inclina profondément. La patrouille devint escorte et tous se dirigèrent, par une sente bien dégagée, vers les résidences.
La demeure des maîtres et les logements des esclaves et domestiques, ainsi que les granges, étables, resserres, poulailler et clapier, étaient regroupés en une sorte de hameau sur une élévation qui, bien que de faible hauteur, mettait les constructions, en bois pour la plupart, à l’abri des inondations. Pour renforcer cette protection, des levées de terre avaient été édifiées du côté où ce tertre s’abaissait en pente douce jusqu’au marais de Bellebouche. A cet endroit des barques et deux chalands de petite taille, l’un d’eux à moitié rempli de vase, étaient amarrés à une jetée.
Des hommes et des femmes, pauvrement vêtus, se tenaient, silencieux, avec des visages exprimant curiosité et crainte, sur le parcours qui menait Doremus et son escorte jusqu’à la résidence principale. Un homme de haute taille et un domestique y accueillirent le visiteur et celui-ci fut invité à gagner immédiatement l’intérieur de la demeure. Il y fut salué par une femme au port altier, entourée de servantes ; elle jeta un regard étonné sur la vêture austère de l’ancien rebelle avant de prononcer les paroles de la bienvenue.
Répondant aux condoléances de Doremus, la veuve de Godfrid, après avoir penché la tête d’un air affligé, énonça d’une voix claire en se redressant :
— Oui, Douleur et Colère sont mes compagnons de chaque instant maintenant. Est-il pire malheur que de perdre un mari et un fils d’une manière aussi atroce et infâme ?
Elle jeta sur l’assistant d’Erwin un regard respectueux.
— Cependant je viens d’apprendre que notre souverain, Charles le Bien-Aimé, avait décidé d’envoyer en ce pays deux missionnaires parmi les plus renommés, afin que soient découverts, et châtiés par les pires tourments, des assassins sortis de l’enfer. Déjà l’un de ces missi, un abbé…
— Il se nomme Erwin !
— … l’abbé Erwin est arrivé au monastère Saint-Pierre. Je constate que tu es venu, sans perdre un instant, entreprendre ici même des recherches qui permettront à coup sûr de mettre la main rapidement sur ces bandits. La sollicitude de l’empereur est, pour moi, un réconfort précieux… Comme l’est également la présence de mon aîné, Albert, que tu vois ici. Il est venu de la marche de Bretagne, où il
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