Le spectre de la nouvelle lune

s’agissait seulement de débauches, notre souverain, le plus avisé qui soit, aurait-il demandé à deux de ses missi dominici préférés, dont on vante en tous lieux la rectitude et la perspicacité, de venir diriger sur place des investigations ? Toi-même, leur assistant bien-aimé, serais-tu ici ?
    Le Grec, pour toute approbation, se contenta de sourire.
    — Revenons à cette Agnès, dit-il. N’a-t-on rien observé de particulier qui pourrait, hors sa participation à des orgies fatales, expliquer sa disparition ?
    — Peut-être, répondit Argier après une courte réflexion. Cet hiver, elle a reçu à plusieurs reprises la visite d’un marchand de vin – ce qui est normal puisqu’elle en vend –, un certain Médard établi près de Tours. On le vit de plus en plus souvent, avec ou sans tonneaux. Puis il prit l’habitude de passer une ou deux nuits dans le logement situé au premier étage, au-dessus de la boutique. A chaque fois, le forgeron s’absentait pour honorer une de ses conquêtes. Cela fit jaser, évidemment. On ne manqua pas d’observer qu’Agnès, jusqu’ici insouciante, libre et hardie, paraissait éprise et fidèle, si l’on peut dire, et qu’elle rabrouait sans ménagement ses galants. Oui, cela a beaucoup étonné…
    — Peux-tu croire alors qu’elle ait rejoint ce Médard à Tours, ce qui constituerait une explication simple, sinon morale, de sa disparition ?
    L’assistant de l’archiprêtre exprima d’un geste et d’une mimique sa perplexité.
    — Oui, mais alors, que penser de la disparition de Thomas ? dit Timothée.
    — Elle demeure inexpliquée, intervint Nodon. Je dois préciser ici qu’un voyageur, venu de Tours où il séjourne, a fait halte à Mézières, il y a de cela trois semaines. J’en ai profité pour l’interroger sur Médard. Il était toujours à la tête de son négoce ; aucune trace d’Agnès qui, pourtant, ne passerait pas inaperçue ; mais le marchand de vin, qui est marié, a pu offrir à celle-ci un séjour discret. Aucune trace non plus à Tours d’un nouveau venu qui ressemblerait à Thomas. Voilà tout ce que nous pouvons en dire actuellement.
    Timothée but une gorgée de vin.
    — Ce breuvage vient-il de chez Agnès ? demanda-t-il. Il est vraiment excellent.
    — Et pour cause, marmonna Argier.
    — Encore un mot, reprit le Grec. Deux noyées, deux femmes, ont été sorties du marais de Bignotoi il y a deux mois, comme chacun sait. Quelqu’un de Mézières s’est-il rendu à Méobecq pour examiner les corps, car l’un d’eux pouvait être celui d’Agnès ?
    — Personne d’entre nous, assura Nodon. Seul Guntran le viguier pourra te renseigner à ce sujet. Il paraît qu’il y est allé, lui.
    L’assistant d’Erwin remercia ses interlocuteurs et au moment où, ayant pris congé, il allait franchir la porte, il se retourna pour demander :
    — J’ai oublié de faire préciser ceci : arrivait-il souvent que Thomas, Agnès, ou les deux, ensemble, s’absentent pour une nuit, voire pour un jour ou deux, sans raison apparente et sans explication ?
    — Cela ressort clairement des propos que nous avons échangés, souligna l’archiprêtre.
    — Sans doute. Mais cela va encore mieux en le confirmant.
    Avant de regagner l’abbaye, Timothée se rendit à la forge où Lucien et ses aides étaient à l’ouvrage. Le charron était un homme à la musculature puissante et à l’air grognon. Le Goupil qui s’efforçait d’entrer en conversation avec lui, grâce à l’aide de son interprète, éprouva beaucoup de difficultés à lui tirer quelques appréciations sur la disparition de Thomas et de sa femme : il n’avait rien à voir avec ces histoires ; il s’occupait de la forge parce qu’il le fallait bien et qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire, et cela lui imposait d’ailleurs des journées de travail beaucoup trop longues. Il ne sortit de sa réserve qu’à propos des mœurs débridées qui étaient prêtées à Agnès.
    — Qui a dit ça ? gronda-t-il. Argier, pour sûr ! Ah ! toujours à lorgner, toujours à faire des ragots ! Un porc, un vicieux, voilà ce qu’il est ! Toujours il l’épiait, sournois comme pas deux… Il aurait bien voulu, le salaud, malgré son état… Mais bernique !
    — Est-elle aussi belle femme qu’on le dit, et coquette, aguicheuse, tous charmes dehors ?
    — Belle ? Pour ça, oui ! Mais coquette ? Dès qu’une femme est vraiment au-dessus des autres, tout de suite voilà les