Le spectre de la nouvelle lune
principale, celle par où la mission était passée lors de son arrivée ; il était flanqué d’une passerelle qui menait directement à un corps de garde. Un autre pont, situé à l’opposé du premier, était réservé à ceux qui approvisionnaient l’abbaye, aux colons et esclaves qui devaient se rendre à l’extérieur pour cultiver des champs, surveiller des troupeaux, pêcher dans les étangs poissonneux qui avaient été aménagés, ou encore accomplir des travaux forestiers ; il permettait d’accéder directement aux communs, granges, resserres et autres annexes du couvent. Le troisième pont, plus étroit, aboutissait à une porte de la chapelle, porte épaisse et renforcée par des barres de fer. Selon les explications fournies à l’enquêteur, il s’agissait d’une issue qui n’était jamais utilisée en temps ordinaire, mais qui pouvait se révéler utile en cas de danger.
L’ensemble des bâtiments était entouré par une enceinte faite tantôt d’un mur de moellons, tantôt d’une palissade hérissée de pieux. Une telle enceinte et les douves que formait le lit de la rivière et de son bras secondaire constituaient sans doute une bonne protection contre des malandrins ordinaires, mais elle était assurément insuffisante pour empêcher un homme décidé et ayant bien repéré les lieux d’entrer dans la place.
Les difficultés, toutefois, devaient commencer pour lui une fois ce premier obstacle franchi. L’agresseur de Conrad, évidemment, devait bien connaître la disposition des différents bâtiments. Mais il lui avait fallu surtout déjouer les surveillances, éviter d’être surpris par une ronde, pénétrer dans la résidence proprement dite, laquelle était fermée et bien gardée la nuit, puis progresser dans les salles et couloirs sans alerter personne. Pour le frère Antoine, il ne fit plus de doute qu’il avait été aidé par un complice : celui-ci lui avait fourni une description détaillée des lieux, indiqué exactement où se trouvait l’intendant et comment parvenir jusqu’à lui ; il lui avait ouvert des accès ; peut-être avait-il fait le guet pour lui… Un complice ou plusieurs…
Le Pansu fit d’abord comparaître devant lui, un par un, les huit novices que comptait le monastère et sur lesquels se portaient d’abord ses soupçons. Chacun d’eux dut indiquer quelles étaient ses origines, ce qui avait motivé sa vocation monacale, depuis combien de temps il résidait au monastère puis s’entretenir longuement avec le frère Antoine qui put ainsi évaluer ses connaissances profanes et sacrées, apprécier la sincérité de son engagement, attentif à toute indication suspecte qu’il fournirait malgré lui.
L’assistant d’Erwin consacra la matinée du lendemain à des entrevues avec les moines. Présentées comme des témoignages, elles n’en avaient pas moins comme objet de découvrir si, parmi eux, ne se trouvaient pas un ou deux complices du sicaire. Le frère Antoine possédait à présent suffisamment de renseignements pour déceler toute anomalie, toute dissimulation, toute omission significative, tout mensonge. L’air débonnaire, voire un peu lourdaud, du Pansu masquait une finesse d’appréciation servie par une mémoire qui savait retenir jusqu’aux moindres détails.
Après la collation de la mi-journée il en vint à tous ceux qui étaient au service des clercs. Il commença par les domestiques qui pouvaient pénétrer en tous les lieux où se déroulait la vie monacale : chapelle, réfectoire, scriptorium, salles communes et cellules. Puis il se rendit aux écuries pour questionner sur place les palefreniers. A peine avait-il commencé qu’un homme surgit, sauta sur un cheval qu’on venait de préparer pour un déplacement de l’économe, et, au galop de sa monture, se précipita vers le portail du monastère qu’il franchit aisément.
Le frère Antoine, sans perdre un instant, fit équiper sa jument et, tandis qu’on passait en hâte les harnais, le chef des écuries indiqua au moine que le fugitif était un certain Magne, originaire d’Éguzon au sud du Berry, homme libre employé au scriptorium ; il ne s’était jamais fait remarquer par un quelconque écart de conduite et passait même pour un bon compagnon. L’assistant des missi, ayant enfourché sa monture, se lança à la poursuite de ce serviteur soupçonné de traîtrise, et fut assez heureux pour l’apercevoir galopant au loin sur la route qui menait de
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