Le spectre de la nouvelle lune
quelques pas au bord du marais.
Il franchit la porte. Les deux montures, celle du fugitif et la sienne, qui avaient été mises à l’attache non loin de la chaumière, n’étaient plus là ! Le pêcheur les avait-il conduites à un autre emplacement pour la nuit ? Le moine inspecta rapidement les alentours, jusqu’aux limites de la clairière. Rien ! Il se dirigea alors vers l’embarcadère d’où il pourrait apercevoir une plus large portion du rivage. Pas de chevaux… et personne !
Son attention fut attirée par une apparition sur la rive située en face : une forme blanche qu’éclairait faiblement la lumière crépusculaire et qui semblait ramper sur la grève, non loin d’une pierre levée. Elle prit peu à peu de l’ampleur et s’éleva en exhalant une plainte entre gémissement et hululement. Elle atteignit bientôt, autant que le moine put en juger, une hauteur de huit à dix pieds et, tout à coup, dévoila une face hideuse, comme un crâne de squelette aux orbites démesurées et au sourire grimaçant. Elle lança un interminable hurlement : l’appel du spectre blanc !
Alors apparurent des hommes portant des masques, vêtus de tuniques courtes et de braies ajustées mettant leur virilité en valeur tandis que s’égrenaient des sons discordants. Le frère Antoine se sentit gagné par un malaise inquiétant, une acuité étrange de tous ses sens. Il s’étonna de voir et d’entendre si distinctement, et avec cette résonance, ce qui se passait à deux cents pas de lui. Les hommes se mirent à marteler le sol de leurs pieds, en cadence, avec des balancements de tout le corps, puis ils formèrent, autour de la pierre dressée, une ronde qui progressait par à-coups, chacun tournant sur lui-même chaque fois qu’une trompe lançait un son aigu.
Sur la plage où avait débuté cette cérémonie sauvage furent allumés plusieurs feux qui projetèrent des lueurs jaunâtres, rougeâtres et violacées sur les danseurs, lesquels avaient entonné un péan, soutenus par le beuglement des cors. Des femmes, revêtues de riches et provocants atours, masquées elles aussi, sortirent de l’ombre. D’abord hésitantes, en apparence, elles entrèrent peu à peu dans le tourbillon, dont le rythme s’accéléra, en caressant de leur corps au passage la roche levée, géant sexe de pierre, pour assurer leur fécondité. Puis, subitement, sur un ordre lancé, semblait-il, par le spectre blanc, tous s’arrêtèrent. Un silence régna sur la plage et sur les eaux noires du marécage, plus redoutable que tous les tapages.
Insensiblement les tambours recommencèrent à battre et un homme apparut, qui sembla au frère Antoine d’une taille gigantesque. Il était vêtu d’une tunique rouge ornée de flammes noires et portait une capuche couleur sang qui dissimulait entièrement son visage. Le Baron ? Dans sa main gauche il tenait une torche et dans la droite la poignée d’une épée avec laquelle il dessina des signes mystérieux vers les quatre points cardinaux. Il était suivi par un personnage revêtu d’une tunique et coiffé d’une capuche noires ornées de flammes rouges – Flaiel peut-être – et accompagné par une femme au port altier, visage nu, revêtue de voiles de toutes couleurs.
Des serviteurs apportèrent des trépieds sur lesquels ils posèrent trois vasques et un cratère de grande dimension. Tandis que les hommes et les femmes scandaient des formules incantatoires, l’homme en rouge approcha solennellement sa torche des vasques emplies de poudres qu’il enflamma. Bientôt s’en échappèrent des volutes de vapeurs colorées qui se répandirent sur l’assistance. L’officiant lança trois appels d’une voix au timbre inquiétant et la ronde reprit. A chaque passage devant le cratère, tous prélevaient un gobelet du breuvage et ils le buvaient d’un trait avec des gestes rituels. Il sembla au frère Antoine qu’un autre lui-même regardait, captivé et terrifié, cette cérémonie infâme, ces choses et ces êtres de plus en plus troublants, à la fois par leur netteté et par leurs formes incertaines, mouvantes, et qui l’entraînaient, sans qu’il puisse opposer la moindre résistance, dans un abîme.
Au milieu du cercle que formaient les idolâtres, la femme aux voiles, évoluant autour de la pierre dressée au son d’un tambour et d’une flûte, en rythmant elle-même sa danse avec des crotales et des grelots fixés à des anneaux de chevilles, commença à onduler
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