Le spectre de la nouvelle lune
bâtard de Pépin le Jeune ? Ne fut-il pas plus glorieux que les fils dits légitimes de ce maire du palais ? Pourquoi aurais-je honte de ma bâtardise ?
— Loin de moi cette pensée, assura Erwin. Cependant je songeais à ce que fut, à ce qu’est encore ta vie… Élevé dans le souvenir, embelli sans doute, d’un règne, celui de ton aïeul, frappé dès le plus jeune âge par un coup tragique, l’exécution d’un père devenu pour certains, si je t’en crois, un héros de légende, contraint de fuir, de te cacher, de dissimuler ta noble origine, ne retrouvant quelque importance que sous un autre nom, feignant de te soumettre au pouvoir des Francs et, en même temps, menant contre eux une guerre secrète… Comment de telles épreuves n’auraient-elles pas suscité en toi de l’amertume, des rancœurs, un besoin de vengeance qui l’emportent sur tout autre sentiment ? Sous couleur de lutter pour un peuple, ne mènes-tu pas en réalité un combat pour toi-même, prenant comme prétexte la misère et l’oppression supposées des autres ?
— Et toi, comment peux-tu, comment oses-tu tenir de tels propos ? s’écria Amric d’une voix altérée.
— Parce que de tels motifs commandent forcément tes espérances. A quoi donc penses-tu parvenir ainsi, ne pouvant agir que par des coups de main, des défis surannés, sur un territoire limité, avec des effectifs restreints et des complicités incertaines, de surcroît avec des moyens qui ne manqueront pas de te mettre à dos tout et tous ? Et en admettant même que, par quelque miracle inimaginable, tu réussisses dans ton entreprise, que tu parviennes à imposer ta domination, crois-tu que ton joug – oui, le tien – serait moins insupportable que celui que tu fais profession de condamner ? Tout au contraire ! Sur ce pays, pauvre malgré tout en ressources et en hommes, tu serais obligé de prélever de quoi satisfaire tes sectateurs et complices, gens cupides, envieux et ingrats, de quoi entretenir les agents de ton autorité, de quoi gaver une cour emplie d’ambitieux insatiables, de quoi distribuer prébendes et largesses, de quoi soutenir à grands frais ton rang. Autant dire qu’à ce compte tes belles promesses se transformeraient bientôt en amère réalité, en une tyrannie rapace dont – et c’est bien le pire – tu ne te rendrais même pas compte, tant le pouvoir t’aurait changé et aveuglé !
L’homme en rouge baissa la tête.
— Mais il ne s’agit là que d’une fable, ajouta le missus, et de rien d’autre car, en ce moment, ô combien tragique, où nous sommes, ce qui se décide n’est pas ton impossible règne, mais ton sort immédiat, celui d’Agnès, de femmes et d’enfants, de tant et tant d’autres, sur quoi tu peux encore agir…
— En effet ! jeta un homme qui était entré au moment où Erwin formulait cette observation.
Il était vêtu d’une tunique et d’une capuche noires à motifs rouges en forme de flammes.
— Le messager que nous avons envoyé au comte Childebrand vient de revenir, porteur de sa réponse, jeta-t-il. Je savais ce qu’elle serait. Je ne m’étais pas trompé. La voici !
Il en rapporta les termes.
— Une mise en demeure, une sommation, pas le moindre engagement ! Dois-je préciser ce qu’une telle réponse signifie ? Demande-le donc à celui-ci ! Il ne pourra que le confirmer : ceux de nos compagnons – nous-mêmes évidemment – qui seraient capturés vivants seraient suppliciés et mis à mort !
L’homme tendit un doigt vers Erwin et lui lança avec véhémence :
— Ose le démentir !
— Ils seront jugés avec équité, répliqua le Saxon, chacun selon les lois de son peuple, c’est-à-dire, pour la plupart d’entre eux, selon celles qui sont en vigueur en Aquitaine.
L’homme en noir fit entendre un ricanement.
— C’est bien ce que je disais, dit-il. Votre tribunal les livrerait au bourreau pour qu’ils périssent dans les pires souffrances !
— A quoi servirait que je te dise que je suis opposé à la torture, qu’elle intervienne avant ou après la sentence, et que, même pour ceux qui ont été condamnés selon leur code à subir la question, je me suis efforcé d’en réduire l’application à une simulation ?
— A rien assurément ! Tu ne crois tout de même pas que nous allons en rester là et avoir la naïveté, la sottise, de nous livrer comme moutons bêlants à l’abattoir ?
Amric, l’homme en rouge, s’était assis sur un tabouret et, sans
Weitere Kostenlose Bücher