Le spectre de la nouvelle lune
sa femme, d’autres purent reprendre le flambeau, avec l’appui de tout un peuple, tant étaient profonds ses ressentiments à l’égard de ceux qui s’étaient emparés de toutes les positions, qui avaient tout volé, continuant à semer misère et désolation. Quant à moi…
— Récit habile, et qui me convaincrait, interrompit Erwin dont le ton trop contenu et le visage impassible disaient la colère, si je ne savais comment se sont conduits en réalité ceux qui prétendaient combattre pour le bien de cette province. Oserais-tu soutenir qu’ils n’ont commis ni pillages, ni saccages, ni viols, ni meurtres ?
Comme son vis-à-vis ne répondait pas, l’abbé saxon poursuivit :
— J’ai interrogé moi-même et fait interroger par mes assistants, depuis que nous sommes arrivés en Brenne, des bergers, des cultivateurs, des pêcheurs, des forestiers, des commerçants, hommes libres, colons et même esclaves. Tous m’ont décrit, en effet, les horreurs de la guerre, n’établissant aucune différence entre les uns et les autres. Je connais bien, moi aussi, ces désastres, hélas. Rien n’est plus affreux. Je sais aussi que toute cause, de la plus juste à la plus injuste, les déchaîne également. Tout ce que veulent à présent ces hommes et ces femmes, celles-ci surtout, c’est qu’ils cessent et soient éloignés à jamais de leur pays. Nous sommes ici, nous missi dominici, non pour souffler sur les braises et rallumer les incendies, mais pour œuvrer à la paix…
— A ton tour, oserais-tu prétendre que l’injustice, le pillage, la servitude ont cessé, ici, même s’ils se sont faits plus discrets ? Et s’en souciait-on là-haut ? Qui s’en serait seulement rendu compte si nous, que tu proclameras sans doute rebelles, nous n’avions, par nos actions, dénoncé les forfaits et les méfaits qui continuent d’être perpétrés ?
— Curieuses actions en vérité ! répliqua Erwin. Comptes-tu au nombre de celles dont tu te flattes ces célébrations païennes, ces sorcelleries, ces orgies que tu encourages et diriges, ces cultes qui insultent le Ciel ?
— Le Ciel ? Mais n’est-ce pas au nom de l’ordre divin, dont les clercs mis en place par l’envahisseur interprètent les décrets à leur guise, qu’ont été menées à triste fin tant d’appropriations frauduleuses et d’usurpations, accomplis tant d’outrages et de crimes ?
— Forfaits, méfaits et crimes ? Parlons-en donc ! rétorqua Erwin. Vous vous proclamez des « vengeurs ». Mais, par tous les saints, qu’en est-il en réalité ? Rouges ne sont pas seulement cette tunique et cette capuche qui te dissimulent. Rouges sont également tes mains couvertes de sang : celui de Godfrid et Gilbert mis à mort sans procès, celui de Fabienne assassinée pour ne s’être pas soumise à ta volonté, celui de Thomas sans doute, époux de cette Agnès que tu lui as prise, celui de bien d’autres encore dont j’ai appris récemment les exécutions, sans parler de Paquette, disparue mystérieusement, de Berthet et de Godart… Méfaits, rapines, extorsions ? A ce sujet que n’ai-je pas découvert ! Admettons un instant que tu aies voulu d’abord mener un combat que tu dis noble et juste. Mais ta bande en est-elle restée là ? Par quoi, aujourd’hui, je te le demande, peux-tu justifier ces tributs et prétendues donations que vous exigez et arrachez, sous la menace, de plus en plus avidement ?
Un long silence s’établit avant que l’homme ne réponde d’une voix sourde :
— Au nom précisément de cette cause sacrée pour laquelle Hunald le Grand et son fils Waïfre ont lutté et que moi, Amric, leur descendant, j’ai le droit et le devoir de soutenir avec, quoi que tu prétendes, le plus large soutien !
Le missus dominicus fit quelques pas de long en large, puis s’arrêta brusquement en face de son interlocuteur.
— Ainsi tu te prétends fils et petit-fils de ces rebelles ? lança-t-il.
— Je le suis ! J’avais cinq ans lorsque mon père Waïfre a été tué par traîtrise. Recueilli par un cousin, j’ai vécu jusqu’à mon adolescence en pays toulousain, puis… Mais peu importe que tu me croies ou non ! Ma naissance m’a dicté ma conduite dès que j’ai su de qui et de quoi j’étais l’héritier. Et de cela je suis seul juge !
— Waïfre aurait donc eu un autre fils que ce Hunald, deuxième du nom, placé sous surveillance en Bourgogne par Charlemagne ?
— Charles Martel n’était-il pas un
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