Le talisman de la Villette
intime ? demanda-t-il.
— Peu après mon installation à Paris, j’ai rechuté, une fluxion de poitrine consécutive à mon séjour dans l’eau. J’ai déliré plusieurs jours. Un ami de ma mère s’est rendu à mon chevet.
— Son nom ?
— Sylvain Bricart.
— Est-ce le seul ?
— Le médecin aussi, naturellement, et maman, ils sont hors de cause.
— Une mère est capable de tout pour sauver son enfant.
— Vous êtes fou !
— Vous avez raison, nous nous égarons. Laissons de côté votre journal intime, ce fameux cahier bleu. Hier, vous m’avez suggéré que Thomassin aurait eu grand intérêt à ce que ses associés passent l’arme à gauche.
— Oui, évidemment, encore aurait-il fallu qu’il connaisse l’existence de Loulou. Or, personne ne l’a identifiée.
— Ou qu’il ait été au courant de l’acte criminel de Richard Gaétan.
— Ridicule ! Gaétan se confesser à son maître chanteur ?
— Tiens, encore un détail que vous avez omis de me signaler. Thomassin faisait chanter Gaétan ?
— Cela tombe sous le sens. Pourquoi croyez-vous que Le Couturier des élégantes continue de tourner après tant d’années ? Alors, monsieur Legris, que décidez-vous ?
— Je dois réfléchir. Je vous contacterai, je vais descendre ici.
Le fiacre s’immobilisa à l’angle du pont de la Concorde.
— Vous ne désirez pas que je vous raccompagne ?
— Non merci, j’ai envie de me dégourdir les jambes.
Il franchit la Seine en poussant un caillou de la pointe de son soulier.
— Pure invention, murmura-t-il, cette femme m’égare.
Son esprit agile suivait plusieurs pistes, s’embrouillait. Il récita les noms de ceux qui auraient pu avoir accès au journal intime où Sophie Clairsange prétendait avoir consigné son plan farfelu. Il monologuait, s’arrêtait, repartait.
— La mère, Mme Guérin, possible. Sylvain Bricart, possible également. Le bancal : pour quel mobile ? Pourquoi deux signatures : Angélique et Louise ? Je m’y perds. Joseph a raison, refilons le bébé à Lecacheur – Non, trop tôt, reste Thomassin. Est-il compromis ? Est-ce une victime potentielle ? Le rencontrer, vite.
Il s’aperçut qu’il foulait le trottoir de la rue de Rivoli. Il héla un fiacre en maraude.
CHAPITRE XIV
Dimanche 25 février
Comment se soustraire aux bras de Tasha sans l’éveiller ? Victor mit une imperceptible distance entre leurs corps pressés l’un contre l’autre. Un gémissement, un souffle accéléré le paralysèrent. Chauds et doux, les draps s’alliaient à la dormeuse pour le retenir au lit. D’un coup de reins, il s’arracha à cette emprise et posa les pieds sur le sol glacé, puis tourna la tête : paupières closes, Tasha s’abandonnait à un rêve qu’il ne connaîtrait jamais, elle était agitée de tressautements et ses lèvres humides s’entrouvraient en un dialogue muet avec l’invisible.
Il se vêtit à la hâte, griffonna un mot où il s’excusait de devoir sortir un dimanche matin, un rendez-vous professionnel qu’il avait omis de lui signaler, et l’assurait qu’il serait de retour avant midi. Si son absence se prolongeait, il pourrait toujours inventer une excuse.
Il emporta un croûton de baguette et une pomme. Enfouie au fond de son armoire, Kochka berçait d’un ronron sonore ses trois chatons accrochés à son ventre. Elle émit un miaulement discret en signe d’adieu.
La rue Fontaine émergeait à peine de sa léthargie. Malmenés par des bourrasques, les rares passants ballaient en travers du trottoir, fétus qui n’avaient rien d’humain. « C’est dimanche, tu pédales vers un cirque, te voilà retombé en enfance, mais souviens-toi, tu detestais ces jeux clownesques devant lesquels les autres gosses se tordaient de rire, alors que toi tu n’y décelais que vulgarité et menace…»
Bouclé dans sa loge, Absalon Thomassin avait enfilé son costume et s’enduisait le visage d’une crème laiteuse qu’il recouvrit de poudre. Le cirque d’Hiver n’accueillait que son directeur, venu assister à la répétition du numéro tant attendu, quelques machinistes, des confrères curieux et Vassili, le jeune acrobate formé par Absalon.
Lorsqu’il avait pénétré dans les entrailles de la rotonde, le parfum de sciure, de crottin et de poussière s’était insinué jusqu’à la boule pesant sur son estomac et l’avait momentanément diluée.
À présent qu’il était seul,
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