Le talisman de la Villette
futur est inepte. Pour ma part, mon unique ambition est de grappiller de beaux instants sans nuire à quiconque. Y vois-tu un inconvénient ?
Il l’avait doucement écartée et son expression moqueuse le rajeunissait tant qu’elle n’osa répondre.
— Descends retrouver ton frère, il a pris son tour de garde jusqu’à midi, heure à laquelle il ira rejoindre sa femme rue Fontaine. J’espère que d’ici là Joseph sera revenu, à moins qu’il ne soit hypnotisé par l’illustre Émile Zola…
Kenji s’esquiva par la porte palière afin de ne pas avoir à affronter Victor, dont il désapprouvait vivement la conduite. Mais il ne put échapper au regard torve de Mme Ballu qui astiquait la rampe. Depuis sa prise de bec avec Euphrosine, elle ressassait une rancœur susceptible d’englober l’entière parentèle de son ex-amie. Dans son empressement à fuir, Kenji rata une marche, à la grande joie de la concierge, certaine de posséder un pouvoir maléfique.
Djina se hâta de gravir l’escalier avant d’avoir été repérée par un des locataires. L’étroit appartement empestait la peinture fraîche. Nonobstant le froid, elle ouvrit les croisées, plissant entre ses doigts les rideaux évocateurs d’un souvenir sensuel. Elle pirouetta et se figea. Le lit, d’un blanc virginal, la narguait.
Qu’allait-il advenir ? Ne commettait-elle pas une folie ?
« Si tu avais deux sous de jugeote, tu te sauverais pendant qu’il en est temps ! N’enlève pas ton chapeau ! File ! »
Sourde à ses propres injonctions, elle rejeta la capote surmontée de cerises, cadeau de Tasha, et lissa ses cheveux ornés de peignes. Cédait-elle à la curiosité, ou à la soif de partager enfin l’intimité d’un homme attentionné, bien qu’il n’eût qu’un jour par semaine à lui offrir ? « Non, tu es injuste, c’est toi qui as exigé que cette entrevue hebdomadaire soit la condition de votre relation. Je t’accorde qu’il n’a pas beaucoup protesté…»
Elle se rappela un moment décisif de son passé, à Odessa. Elle quittait la librairie Rousseau, Richelieuskaia 6, un livre de peinture pressé sur sa poitrine, Pinkus accourait, ils s’étaient heurtés. En ramassant le catalogue des œuvres de Rembrandt, il avait approuvé son bon goût et l’avait conviée à boire un verre d’eau minérale dans le débit du jardin de la Couronne. Le soir, ils avaient assisté à un concert de plein air, puis il avait loué un landau afin de la raccompagner chez sa tante Clara, dans le faubourg de Moldavanka. Une semaine plus tard, il la demandait en mariage. Elle aimait en lui l’artiste, mais l’homme avait déçu ses espérances : trop brusque et fantasque. Surtout, trop tyrannique.
Cette fois, c’était différent. Inutile de se tourmenter : l’affabilité de Kenji et sa sagacité à elle feraient bon ménage. Cette fois, ce serait elle qui déciderait.
Elle déborda le couvre-lit de satin ivoire et replia le coin des draps sous lesquels ils se glisseraient. Ses tentatives pour se figurer leurs corps à demi dévêtus n’aboutirent qu’à une image floue d’où seuls se détachaient les yeux narquois de Kenji.
— Mon mikado ! Quel heureux hasard, je prévoyais précisément de te rendre visite.
— Vous, ma chère ! Vous êtes de passage à Paris ?
Tout épris qu’il fût de Djina, Kenji était affecté d’un trouble plutôt agréable à contempler Eudoxie Allard, alias Fifi Bas-Rhin, devenue l’archiduchesse Maximova, chargée de boîtes nouées de rubans sous les arcades de la rue de Rivoli.
— J’envisage un séjour d’une longueur indéterminée. J’en ai soupé de la Russie. Ce n’est pas un pays, c’est une glacière ! Et on s’y ennuie à mourir ! Je filais un mauvais coton, une sorte de maladie de langueur. Le médecin a prescrit un voyage à l’étranger. Tu ne trouves pas que j’ai une mine épouvantable ?
Il examina sa carnation florissante, sa taille bien prise dans un manteau de fourrure beige à col pèlerine, et affirma qu’elle paraissait éprouvée mais que cela seyait à son type de beauté.
— Oh, toi, toujours aussi flatteur, gros polisson ! Tu m’escortes ?
— Je ne suis pas libre…
— Une femme, je parie ! Peu importe, je n’ai jamais été possessive. Au cas où cela t’intéresserait, je suis descendue à l’ Hôtel Continental , 3, rue de Castiglione, ma suite a des fenêtres sur le jardin des Tuileries, ça te plaira,
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