Le talisman de la Villette
apprenant qu’l’auteur a été arrêté muni d’un pistolet ?
— Ils seront émoustillés de découvrir son audace et n’en liront ses écrits qu’avec davantage de passion.
— Vous en parlez à la légère. C’était un coup à vous changer en veuve ! Et moi, hein, j’serais quoi, sans mon Joseph ?
Les joues empourprées, les yeux humides, elle se tordait les mains de même que l’héroïne du Trésor des radjahs sur le point d’être ligotée au bûcher.
— Joseph est là, vivant, il va s’assagir et s’adonner à ses romans, il me l’a assuré.
— Ses romans Des fariboles ! J’préférerais qu’il vous soigne, vous et le petit !
— Ou la petite, Euphrosine. J’ai l’intuition que ce sera une fille. Dès qu’elle sera née, Joseph se calmera.
— Vous êtes optimiste. Ben, j’les soupçonne d’être irrécupérables, M. Victor et lui. Jésus-Marie-Joseph, des fois elle m’écrabouille, ma croix ! Vous en avez assez, des tartines ?
La bouche pleine, Iris hocha la tête.
— En ce cas, je me sauve, je vais en courses avant que Zulma ait fini le ménage chez M. Mori, faut que j’contrôle son travail, à c’t’empotée !
— Tu es magnifique ! Un rendez-vous ? demanda Iris à Kenji qui terminait son déjeuner dans la cuisine.
Il étrennait une chemise de soie blanche et un pantalon de laine. Par-dessus son gilet croisé à deux rangées de boutons, il avait noué une cravate grise à nœud régate. Ses bottines de veau avaient été cirées, le pommeau de jade de sa canne favorite reluisait, et il se dégageait de sa personne un tenace parfum de lavande. Il alla disposer sa théière et son bol sur la paillasse et s’empressa d’enfiler ses gants de suède.
— Une succession de rendez-vous dans mon bureau de la rive droite. Tu es toi-même très élégante.
Elle avait enfilé une robe de parme moirée violine assez ample de manière à dissimuler son état.
— Tu travailles trop, cela m’inquiète.
— Il y a pourtant dans cette maison nombre d’autres sujets d’inquiétude !
Une redingote noire sur le bras, il s’efforçait de s’esquiver mais Iris lui bloquait la route.
— Tu es si cher à mon cœur, mon papa adoré ! Ce surmenage ne te vaut rien. Je ne suis pas la seule à me préoccuper de la santé de mon plus proche parent. Tasha elle aussi craint que sa mère ne s’anémie.
— Je lui trouve pourtant une allure superbe, à cette dame. Elle ne paraît nullement son âge, on la prendrait pour la sœur aînée de sa fille, lança-t-il avec fougue.
— Ah ! Tu l’as donc rencontrée récemment ?
— Oui, au vernissage de la rue Laffitte.
Iris était consternée. Depuis un certain temps, elle supposait que se tissait entre son père et Djina un lien affectueux. Que cette tendresse débouchât sur l’amour, sentiment réservé selon elle aux moins de trente-cinq ans, frôlait déjà l’indécence. Mais les bornes du ridicule seraient outrepassées si cet amour unissait charnellement deux personnes mûres. Comment ce père aux cheveux grisonnants et au visage strié de quelques rides était-il capable d’inspirer du désir à une respectable mère de famille ? Était-il admissible qu’il ressentît envers Djina un émoi analogue ? Elle brûlait de lui avouer qu’elle était au courant de cette idylle et la réprouvait. Elle appréhendait sa réaction, aussi se contenta-t-elle de souligner :
— Difficile de concevoir que j’aurai un jour cinquante ans.
— Si cette insinuation se rapporte à Mme Kherson, sache qu’elle n’en a que quarante-huit.
— C’est déjà l’aube de la vieillesse.
— Je savoure ton assertion, moi qui marche sur cinquante-cinq !
— Un père, c’est différent.
— Je vais te révéler un secret : un père est un humain semblable aux autres. Malgré les changements qui marquent mon apparence, le jeune homme que j’étais avant ta naissance existe encore en moi.
Elle se blottit contre lui, soudain effrayée.
— Cela s’égrène à toute allure, la vie. Je redoute de vieillir, de mourir…
— Remise tes peurs au vestiaire, conseilla Kenji en souriant. Lorsque la terre aura accompli une centaine de révolutions autour du soleil, toi, moi et ceux qui nous sont chers seront des fantômes au palais des mirages, délivrés de leurs soucis et valsant au son d’une musique dont aucun morceau n’est déchiffrable en ce bas monde. C’est pourquoi nous projeter dans le
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