Le Temple Noir
l’impatience. Il voulait être chez lui, dans sa résidence de Lennox Gardens, nichée non loin de Sloane Square, pour recueillir le testament templier. Il déposa le crâne dans une boîte noire et carrée qu’il referma soigneusement. Une fois terminées ses obligations au sein de Concordia, il partirait rejoindre la Louve dans son manoir. Il contempla le crâne.
— Et tu me diras tout ce que tu sais.
26
Jérusalem
Novembre 1232
Le Puits
L’odeur le réveilla. Forte, corrompue et entêtante. Il la connaissait bien, elle avait été sa fidèle compagne tout au long de sa vie de pillages et de massacres. L’odeur du cadavre en décomposition. À une nuance près. Une senteur proche de celle de la vase s’y mêlait. Roncelin ouvrit les yeux mais ne vit que les ténèbres autour de lui. Il se redressa du mieux qu’il put, son genou cogna contre la paroi en pierre. Il poussa un juron qui se répercuta en écho jusqu’en haut du puits. Son corps en mouvement anima l’eau croupie, amplifiant l’odeur insupportable. Il n’allait pas tenir plus longtemps dans cette pourriture aquatique. Lui, le chef des djinns réduit à l’immobilité, son corps devenait flasque et débile. Dieu et son engeance de Légat avaient bien choisi son châtiment.
Il se massa le genou, la douleur était vive comme si l’eau accentuait la morsure de la pierre sur sa peau écorchée. Et ce ne serait rien en comparaison de ce qui l’attendait là-haut. Le visage meurtri du rabbin, quand on l’avait descendu à la lueur des torches, témoignait de la brutalité des envoyés du pape. Leurs méthodes expéditives étaient réputées à mille lieues autour de Jérusalem et même à la cour du roi, on frissonnait à l’écoute des sévices colportés par les geôliers. Combien d’hommes et de femmes, quelles que soient leurs croyances, avaient disparu dans les geôles infernales des serviteurs de la vraie foi ? Personne n’avait fait le compte. Roncelin grimaça, lui au moins quand il tuait, c’était rapide. La cruauté d’essence divine surpassait assurément celle des hommes. Un murmure s’insinua dans l’obscurité :
— Klipoth, Klipoth …
Il reconnut la voix de Maïmonès. Cela ressemblait à une sorte de prière. Curieusement, nulle angoisse n’était perceptible dans ce lamento. Il y avait même quelque chose de mélodieux dans les intonations du vieillard. Roncelin se rapprocha de lui.
— Tu pries ton Dieu, Juif ?
— Dans la tradition de la Kabbale, il est dit qu’il faut descendre au plus profond des ténèbres, dans le royaume de Samael , l’empire des Klipoth , l’état originel humide, sombre et maléfique, pour apercevoir la lumière. Et au-delà l’espérance, la beauté, Tipheret , la cinquième sephirot …
Roncelin ricana :
— La seule lumière que je vois, c’est celle de ta folie, vieux. La prochaine fois qu’ils ouvriront la trappe ce sera pour me soumettre à la torture. Et après ce sera toi. Tu es un mort en sursis.
La voix du rabbin se fit plus lente. Presque sereine.
— Qui te dit que je suis encore vivant ? Peut-être que je survis déjà dans une autre âme ?
En un instant, Maïmonès vit l’image de sa fille, penchée sur les textes sacrés, en train d’étudier la vérité à la lueur d’une bougie. Le Provençal, lui, prit un temps de réflexion avant de répondre. La foi du Juif dans ses propres paroles, même étranges, l’impressionnait.
— Tu parles par énigmes.
— L’univers entier est une énigme, mais Dieu nous a laissé des signes pour le décrypter. Et même derrière l’iniquité, l’arbitraire que nous vivons en ce moment, se cache une évidence.
— Tu n’as pas peur de la mort, toi qui seras damné parce que tu es juif ?
Maïmonès sourit dans l’obscurité. Cette prétention des chrétiens à connaître le jugement de Dieu !
— Je suis moins affirmatif que toi : je ne sais pas ce qu’il adviendra de mon âme. En revanche, je sais que tout homme, en ce monde, a une mission.
— La mienne me semble fort compromise, ironisa Roncelin.
Le rabbin posa sa main osseuse sur celle du Provençal.
— Détrompe-toi, elle ne fait que commencer.
Soudain un bruit sourd résonna en haut du puits, suivi d’un raclement familier. Une lumière vive troua les ténèbres, Roncelin détourna la tête pour ne pas être ébloui. Un cliquetis régulier descendait vers eux, accompagnant le lent balancement du tablier de bois occupé
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