Le Temple Noir
tour.
— Euh oui, my lord. Anne Boleyn, l’une des femmes de Henri VIII et les enfants d’Édouard IV. Notre nanny nous terrorisait avec ces histoires macabres.
— Bien, bien… Vous aviez une nounou qui respectait les traditions, quelle chance ! L’endroit est merveilleusement hanté, quoi de plus normal au vu des atrocités qui s’y sont déroulées…
— Vraiment ? répondit prudemment le cadre qui se méfiait des digressions pseudoculturelles de son patron.
La dernière fois qu’il l’avait entendu disserter sur la construction des ponts de Londres, c’était pour annoncer une fusion-acquisition sanglante.
Le président de Concordia se retourna vers lui. Il avait le visage fatigué, comme s’il avait passé une nuit blanche. Il souriait, et cette expression mettait Balkin encore plus mal à l’aise.
— Je vais vous apprendre quelque chose que ne vous a pas raconté votre nanny. Saviez-vous que l’une des tours, la White Tower, est la seule où l’on ne voit plus de fantômes ?
— Non, my lord. Elle a été exorcisée par des prêtres ?
L’aristocrate sourit.
— Ils ont bien essayé plusieurs fois, à l’époque médiévale, mais ça n’a jamais marché. D’ailleurs, les prêtres se sont enfuis en hurlant. Non, c’est finalement un templier défroqué qui a suggéré de faire un sacrifice animal. Ou humain, on ne sait pas trop. En tout cas, le résultat a été efficace : au cours des siècles suivants, aucun revenant ne s’est aventuré en ces lieux. Toute la White Tower est devenue un havre de paix. Voyez-vous où je veux en venir ?
Balkin se contorsionna sur son siège. Il ouvrit de grands yeux étonnés.
— Précisez, my lord…
— Le sacrifice, mon ami. Le sacrifice d’un seul pour le bien de la communauté. Vous auriez dû anticiper la baisse sur les marchés asiatiques. C’est pour ça que je vous paie et que nos clients nous font confiance. Vous êtes viré, mon vieux. Je ne veux pas voir rôder les fantômes de l’échec dans notre belle tour, dédiée à sainte Mary.
Balkin se leva d’un bond.
— Je ne suis pas devin ! Personne ne s’y attendait et…
— Si, j’ai reçu un mail en copie de notre représentant à Tokyo, cela fait deux jours qu’il évoque des rumeurs de tension chez Mitsubishi.
— Je ne l’ai pas jugé fiable, il s’était déjà trompé.
— Erreur. Et c’est la seconde en un an. Finissez votre permanence et rassemblez vos affaires. Ma secrétaire vous fera parvenir un chèque. Plus que confortable. En échange, vous me signerez une attestation d’abandon de toute poursuite devant un tribunal.
Le cadre s’effondra sur le siège.
— J’ai cinquante-quatre ans, jamais je ne retrouverai un poste équivalent. Dans la City, tout le monde saura ce qui m’est arrivé.
— Casper le fantôme, plus personne ne fera appel à vous après vos performances détestables. Il est peut-être temps de changer de carrière. Bonne journée. Fermez la porte derrière vous.
Lord Fainsworth lui tourna le dos et contempla à nouveau les toits de la capitale. Il entendit la porte se refermer dans un claquement sourd. Son subordonné n’existait déjà plus. Casper le fantôme, elle était bien bonne celle-là. Il avait déjà sous le coude une dizaine de remplaçants.
Il leva les yeux vers le ciel londonien qui changeait imperceptiblement de couleur, passant du noir au bleu sombre. L’aube n’allait pas tarder à poindre.
Il n’était pas fatigué, le voyage en hélicoptère depuis le centre de recherches nucléaires jusqu’à l’héliport de Canary Wharf s’était déroulé sans encombre. Il était même très excité de s’être débarrassé des tâches subalternes, comme le licenciement du chef trader.
Lord Fainsworth traversa le bureau et s’arrêta devant la porte de son cabinet privé. Son templum secretum , comme il l’appelait. Il positionna son œil devant un petit cadre en verre qui abritait un scanner de reconnaissance visuelle. La porte s’ouvrit dans un souffle et la pièce sans fenêtre s’illumina doucement. Un pan de mur entier était tapissé d’écrans qui retransmettaient des cours de Bourses. Au centre, posé sur une table grise, un crâne le fixait de ses orbites creuses. Fainsworth s’approcha, le prit dans ses mains et soutint quelques instants son regard vide, puis scruta l’inscription gravée sur la tempe.
Décrypter le message était un jeu d’enfant mais il avait résisté à
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