Le Temple Noir
bancaires, Mitsubishi et Sumitomo, avaient revu à la baisse leurs prévisions semestrielles, entraînant un retrait massif des investisseurs. Ce n’était pas tant le fléchissement des activités financières qui inquiétait les marchés, mais la réaction en chaîne prévisible pour les banques de l’archipel. Une spécificité nippone, car les grands cartels industriels étaient indissociablement liés au monde bancaire. Comme si en France, Total, Peugeot et la Société Générale faisaient partie d’un même groupe.
Il restait encore plusieurs heures avant la fermeture de la Bourse nippone et les analystes de Concordia Limited scrutaient leurs écrans d’ordinateurs qui clignotaient de partout, comme une centrale nucléaire en état d’alerte. Une sale journée, comme tant d’autres depuis la crise.
Assis sur sa chaise métallisée en forme de goutte, conçue par un designer suédois qui confondait mobilier de bureau et instrument de torture, le chief master consulta l’horloge murale d’un air dégoûté et avala une gorgée de café froid. Il pouvait faire une croix sur sa prime mensuelle, Concordia venait de faire perdre en moins d’une heure la bagatelle de vingt-quatre millions de livres sur Tokyo et au moins autant sur les autres places asiatiques. Il allait devoir pondre un rapport pour expliquer son analyse erronée. C’était la seconde fois qu’il se plantait sur l’attribution d’un triple A à des japonaises.
Le chief master se tourna vers la paroi vitrée et s’absorba dans la contemplation de la ville, plus tout à fait endormie et pas encore réveillée. Il enviait ses voisins, qui dormaient encore, insouciants des drames boursiers qui se jouaient à des milliers de kilomètres de leurs tranquilles appartements de Kensington et de Mayfair. Sa femme devait être enroulée dans les draps de chez Delson and Crisper. Cela faisait six mois qu’il avait été muté dans l’équipe du matin. Il la quittait chaque jour, en plein milieu de la nuit, pour s’occuper des intérêts des clients de son patron sur les places asiatiques. Il tourna la tête vers l’ouest de la ville, tout était sombre mais on devinait les masses imposantes des immeubles, en particulier le dôme de la cathédrale Saint-Paul.
Une petite lumière rouge clignota sur son téléphone anthracite. Il décrocha d’un air las. Une voix familière retentit :
— Alors, Casper, le pays du Soleil-Levant nous refait un Fukushima, version boursière ?
Il se redressa. Son patron ne mettait jamais les pieds au bureau à cette heure matinale. Il fallait se couvrir, tout de suite.
— On dirait. Les autres analystes n’ont rien vu venir, je me suis fait communiquer leurs prévisions de la semaine dernière. C’est pitoyable, ils conseillaient tous d’acheter du japonais.
— Ça perd beaucoup ?
— Une question de curseur, j’ai donné l’ordre de réévaluer, répliqua le chief master .
— Une question de curseur… Balkin, venez dans mon bureau, voulez-vous ?
Le responsable mit moins d’une minute à parcourir la moitié de l’étage, il ne fallait jamais faire attendre Lord Fainsworth. Il entra dans le vaste bureau qui donnait une vue à couper le souffle sur la tour de Londres et Southbank. La décoration se réduisait à une mince et longue table en basalte noir, incurvée de chaque côté, comme des ailes d’avion ; sur le mur principal, à l’opposé des baies vitrées, une immense photo rectangulaire en noir et blanc de Stonehenge noyé dans le brouillard et sur un coin, à côté de la porte, un Giacometti raide et effilé qui hurlait en silence. Il y avait juste deux sièges, en carbone tungstène de chaque côté de la table. Et c’était tout. Un minimalisme sombre et froid.
Casper Balkin s’était toujours senti mal à l’aise dans ce bureau, comme les rares cadres qui avaient le privilège d’y entrer. Il y avait une autre pièce attenante, toujours fermée, où personne n’était autorisé à accéder, pas même la secrétaire. C’était ainsi et personne n’aurait eu l’idée saugrenue d’y mettre le nez.
Lord Fainsworth était debout devant la vitre en losange ; il contemplait la capitale, les mains jointes derrière le dos. Il ne se retourna pas à l’entrée de son subordonné mais tendit le bras vers le complexe de la tour de Londres.
— Mon cher Balkin, je suppose que vous connaissez les vieilles légendes qui courent sur les fantômes de notre bonne vieille
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