Le temps des adieux
sert à rien, Marcus.
— Tout à fait vrai. Et je serai très ferme là-dessus. Je ne permettrai à personne de fourguer dans ma charrette des marchandises dont ils ne veulent plus. C’est moi qui la paye et j’ai assez de choses à y jeter pour la remplir.
— Marcus !
— Très bien. Mais alors, explique-moi ce que j’aurais dû faire ? Le poser par terre et m’en aller ?
Helena laissa échapper un grand soupir.
— Bien sûr que non !
— C’est temporaire, évidemment. Il va falloir qu’il se trouve un berceau ailleurs.
Helena ne semblait pas vouloir s’approcher de l’enfant. Il me dévisageait comme s’il comprenait qu’il atteignait déjà un grand tournant de sa vie.
Il avait plusieurs mois. Il était en tout cas assez âgé pour remarquer son environnement. Il paraissait en bonne santé. Ses cheveux sombres et légèrement bouclés étaient nettement coupés. Il portait une petite tunique blanche avec des broderies à l’encolure, mais il la portait depuis trop longtemps. Ce genre de vêtement est utilisé dans des familles où les bébés sont changés avec régularité – en général par une nourrice. Le bébé que je tenais dans mes bras n’avait pas été lavé depuis plusieurs jours.
— Le pauvre petit a besoin d’un bain.
— Je vais te chercher un récipient assez grand, grommela Helena qui, de toute évidence, n’avait aucune intention de m’aider.
— Tu as de la chance, bonhomme. Tu as débarqué dans un foyer où les femmes sont féroces, mais où les hommes comprennent que tu n’es pour rien dans tout ça.
Il ne prêta quasiment aucune attention à mes paroles. Un peu vexé, je lui chatouillai le menton et il condescendit à agiter ses bras et ses jambes.
C’était un bébé particulièrement tranquille. Trop tranquille à mon avis, c’était inquiétant. Je fronçai pensivement les sourcils quand Helena revint près de moi avec de l’eau chaude. Elle m’observa comme quand elle pensait que j’étais en train de tirer des conclusions.
— Tu crois qu’il a été maltraité ?
Je l’avais étendu sur la table recouverte d’une vieille tunique pour pouvoir le déshabiller. Il n’émit aucune protestation. Il avait été visiblement bien nourri et son petit corps potelé ne portait aucune marque suspecte.
— Aucun problème apparemment, mais il y a tout de même quelque chose de bizarre, soulignai-je. En général, quand on veut abandonner un bébé, on s’en débarrasse à la naissance. D’après moi, celui-ci n’a pas loin d’un an. Quand on a gardé un enfant aussi longtemps, on a eu le temps de s’y attacher et on n’a plus envie d’aller le fourrer au milieu d’un tas de gravats.
— Probablement quelqu’un qui savait que c’était ton tas de gravats, déclara Helena sèchement.
— Comment veux-tu que ce soit possible ? La charrette n’est là que depuis ce soir. Et si on avait voulu que je le trouve, on n’aurait pas attendu que j’aie fini de travailler pour le fourrer sous la bâche. Il aurait pu y mourir de froid ou se faire dévorer par les rats.
Helena examina le cordon lâche qu’il portait autour du cou, un cordon de brins de soie tressés.
— C’est quoi, ça, d’après toi ? C’est du beau travail, il y a même un fil d’or.
— On y avait probablement accroché une amulette qui a disparu.
— Elle avait sans doute trop de valeur pour être jetée avec le bébé ! (Helena Justina commençait à se mettre en colère.) Donc, quelqu’un s’est senti capable d’abandonner cet enfant, mais pas un objet monnayable !
— Il s’agissait peut-être d’une médaille qui aurait permis de l’identifier.
Elle hocha tristement la tête en commentant :
— Ça ne se passe jamais comme ça dans les histoires. L’enfant perdu conserve toujours un bijou avec lui qui permet de découvrir, des années plus tard, qu’il est un riche héritier. (Puis elle changea de registre et ajouta :) Peut-être que sa mère n’a pas pu le garder, mais qu’elle a conservé son amulette en souvenir de lui.
— J’espère qu’elle en souffrira comme il faut ! On va mettre de côté sa tunique. Je vais demander à Lenia de la laver. Qui sait si une de ses employées ne va pas la reconnaître ?
— Tu crois que c’est un bébé du quartier ?
— Qui sait ?
À la vérité, quelqu’un le savait forcément. Si j’avais eu davantage de temps devant moi, je me serais mis à la recherche de ses parents
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