Le temps des illusions
situation, on s’indigne que des chariots de blé français aient franchi les frontières pour secourir les États autrichiens. Une nouvelle sédition a éclaté à Lille parce que l’intendant faisait sortir des blés de la châtellenie pour les porter ailleurs. Sa maison a été encerclée par la foule qui voulait le lyncher. Dans la plupart des villes, les autorités obligent chaque bourgeois à nourrir un ou deux pauvres. Malgré la misère, les receveurs des tailles ont exigé les contributions des particuliers avec une rigueur qui a causé une vive colère.
À Paris, les prières et les processions solennelles à Notre-Dame et à Saint-Germain-des-Prés ont été d’un faible secours. La moitié de la capitale manque de pain. On a fait venir 25 000 bœufs d’Irlande. Au duc deLa Rochefoucauld qui lui faisait un triste tableau de l’état des provinces, le roi a répondu qu’il le savait etlecardinal a réagi en s’en prenant au contrôleur général. Mais rien n’a été décidé.
Le mois de juillet est pire encore ; il fait très chaud dans la journée mais on meurt de froid le soir et la nuit. Tout est en léthargie, rien ne va, rien ne se fait. On ne comprend pas le roi. Il paraît se désintéresser de tout, toujours errant, ne lit plus et ne sait ce qu’il veut. Pendant ce temps, il y a des révoltes sur tous les marchés des environs de Paris. On ne fournit les halles que du blé du roi, c’est-à-dire celui qu’il fait acheter pour son compte et qu’il revend tantôt à perte, tantôt en faisant des bénéfices. Le 16 juillet, avant de partir pour Compiègne, la famille royale et le cardinal sont allés visiter à Paris les nouveaux égouts et le réservoir que vient de construire M.Turgot, le prévôt des marchands. Le cardinal s’est donné en spectacle devant les Parisiens curieux de voir ce prélat qui tient en lisière le roi de France. « Voilà un vieillard qui se porte bien ; il nous fera longtemps manger le pain bien cher », soupiraient-ils.
Début septembre, la foule recommence à gronder dans Paris. On travaille nuit et jour aux moulins de Belleville à remoudre de vieilles farines gâtées. Le peuple crie qu’on veut l’empoisonner ; on redoute des émeutes à Issy et à Choisy où se trouvent respectivement le cardinal et le roi. Pourtant, 2 000 muids de blé sont arrivés au Havre ; on en attend de Sicile et de Dantzig. On est pressé de recevoir ces cargaisons. Si la mauvaise saison arrive trop vite, les rivières devenant trop grosses et la mer trop haute, les boulangeries seront vides. Le 20 septembre, le pain a manqué dès sept heures du matin, entraînant une révolte à la halle. Les commissaires haranguèrent vainement la foule en disant que le contrôleur général était venu travailler le jour même avec le lieutenant de police, les émeutiers menaçaient de mettre le feu à l’hôtel de M.Orry. Le roi, qui passait faubourg Saint-Victor pour se rendre à Issy chez le cardinal, ne fut pas acclamé. « Misère ! Famine ! Du pain ! Du pain ! » hurlait la foule sur son passage. Traversant Paris le 23 septembre, le cardinal a été assailli par plus de deux cents femmes qui tenaient la bride de ses chevaux pour les empêcher d’avancer. Elles aussi réclamaient du pain. Mort de peur, Mgr deFleury jeta quelques écus par la portière et parvint à se dégager.
Ce fut pire le lendemain. On retrancha la moitié de leur ration aux détenus de la prison de Bicêtre. N’ayant plus rien à perdre, ils se sont révoltés, ils ont bousculé les gardes et se sont répandus dans la ville. Le guet et la maréchaussée ont été aussitôt mis sur le pied de guerre et les ont combattus à coups de fusil et de sabre. Une quarantaine sont restés sur le carreau.
Cependant, le calme règne à Fontainebleau où la Cour passe son séjour d’automne habituel : le roi et le cardinal font comme s’ils n’avaient jamais vu de femmes leur demander du pain et comme si Paris ne manquait de rien… Lorsqu’on a dit au cardinal que le pain avait encore augmenté, il a répondu qu’il n’y comprenait rien. Quelques vaisseaux d’un blé acheté très cher en Hollande devraient arriver bientôt. Les vols de nourriture se multiplient et pour comble de malchance, il règne un froid très vif depuis le 4 octobre. Dans tout le royaume, on ne cesse d’accuser le contrôleur général d’être responsable de la misère. Et pendant ce temps le roi va le matin au rut
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