Le temps des illusions
royaume de Lilliput
Souveraine en son royaume de Sceaux, la duchesse du Maine s’agite. Exaspérée par la tranquillité de son époux, exaltée par ses lectures, se souvenant de la devise de la « mouche à miel », elle veut infliger auRégent les redoutables piqûres de la calomnie. Le duc d’Orléans a récemment trouvé sous son assiette un pamphlet intitulé Pour te brûler toi et ta pétarde . On ne sait si cette œuvre du ruisseau est sortie de la cour de Sceaux, mais il est sûr que la duchesse protège les auteurs à la plume caustique.
Elle a accueilli avec joieArouet au retour de son exil à Sully-sur-Loire et lui a fait l’honneur d’écouter Œdipe , la tragédie qu’il a composée pendant ces journées de loisir forcé. Émoustillé par l’ambiance de cette cour où les beaux esprits font assaut d’épigrammes, il a pondu quelques vers latins incendiaires qu’on se passe sous le manteau et dont voici la traduction :
Sous le règne d’un enfant,
Sous la régence d’un homme fameux,
Par le poison et les incestes,
Sous des conseils ignorants et chancelants,
La religion étant plus chancelante encore,
Le trésor épuisé,
La foi publique violée,
La fureur de l’injustice triomphant,
Le danger d’une sédition générale menaçant,
La patrie sacrifiée à l’espoir inique et prématuré
D’hériter de la couronne,
La Gaule va bientôt périr.
Cette fois, Arouet risque d’être arrêté. Ses amis lui ont conseillé de se mettre à l’abri. Après quelques semaines passées au vert, il a regagné la capitale et s’est installé par précaution dans un hôtel garni. Mais la police de M. le Régent est bien faite. Le matin du dimanche de Pentecôte, deux exempts ont fait irruption dans sa chambre pour le conduire à la Bastille. Dès son premier interrogatoire, il a compris qu’il était arrêté pour ces vers « exécrables ».
Combien de temps cet emprisonnement durera-t-il ? Mme duMaine ne s’en soucie guère. Elle a une autre plume à sa disposition, celle deLagrange-Chancel, un ancien mousquetaire, dramaturge raté, plus doué pour la satire que pour la tragédie. N’ayant pas trouvé de protection du côté du Palais-Royal, il est devenu l’hôte assidu de Sceaux. Aiguillonné par la « mouche à miel », il en distille le venin sous forme de vers calomnieux brûlants de haine. Il vient de composer une ode accusantPhilippe d’avoir empoisonné les enfants de France et de coucher avec sa fille ; il le compare à Néron, à Sardanapale et lance un appel au duc duMaine « prince d’une race auguste » que la France « implore ». Sceaux applaudit à ces vers et les salons se gargarisent de ces Philippiques. Il en promet de nouvelles. Louise-Bénédicte ne jure que par lui et le protège autant qu’elle le peut.
La princesse s’imagine qu’un vaste mouvement de rébellion peut renverser le Régent. Elle est prête à en prendre la tête, mais il lui faudrait un noyau de partisans résolus, des armes, des subsides et avant tout un état-major capable d’élaborer un plan audacieux. Ce ne sont pas les cartomanciennes qu’elle interroge fiévreusement qui pourront l’aider. Deux de ses fidèles, le comte deLaval, ennemi juré de Philippe d’Orléans, et le marquis dePompadour, partisan dePhilippe V, l’encouragent à entreprendre une action d’envergure en s’appuyant sur la noblesse de province et le roi d’Espagne ! Le comte de Laval échauffe déjà le zèle de quelques gentilshommes en faveur des légitimés. Mme du Maine a également enrôlé sa femme de chambre Mlle Delaunay, qui manie la plume avec aisance.
Les amis de la duchesse palabrent, composent des mémoires, les raturent, les remettent au propre, s’interrogent, se contredisent… et le temps passe. Chacun sait que l’ambassadeur d’Espagne, le prince deCellamare, entretient depuis trois ans des intrigues secrètes avec tous les mécontents. Rien ne peut se fairesans lui. Les dés en sont jetés. La princesse sollicitera l’aide dePhilippe V pour renverser Philippe d’Orléans et le remplacer par son époux.
Un soir du mois de mai 1718, longtemps après le coucher du soleil, le carrosse du marquis dePompadour conduit par le comte deLaval déguisé en cocher mène Mme duMaine et Mlle Delaunay jusqu’à un pavillon au fond du jardin de l’Arsenal. Quelques minutes plus tard, le même carrosse conduit le prince deCellamare auprès de la princesse. Elle lui remet un
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