Le temps des illusions

qu’il ne peut y avoir de régime universellement acceptable. En effet, chaque État dépend de son climat, de son étendue et de son passé. Le législateur doit avoir présents à l’esprit le déterminisme et la présence de l’Histoire, mais il peut modifier la fatalité géographique et économique.
    Il est persuadé qu’il n’existe pas de régime parfait, à l’exception de la République romaine qu’il évoque avec nostalgie tout en se rendant compte qu’il est impossible de la ressusciter. Malgré son admiration pour le régime britannique, il ne pense pas qu’il faille l’instaurer en France. La monarchie lui semble le meilleur des régimes pour la France à condition que « les pouvoirs intermédiaires » aient assez de puissance pour éviter le despotisme. Il préconise ainsi la séparation des trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, estimant qu’un contrôle mutuel entre ces trois forces sera le meilleur moyen de préserver les libertés individuelles. Une révolution qui ferait table rase du passé ne saurait amener de véritable progrès. Il réfute cependant la mystique politique selon laquelle la monarchie française est une monarchie absolue de droit de divin et le souverain, le lieutenant de Dieu sur la terre. Ses théories font appel à la raison. Les gens de lettres applaudiront sûrement à la réfutation de la monarchie de droit divin. Ces hommes généralement déistes ou athées sans oser l’avouer au grand jour et qui se sont jusqu’à maintenant peu préoccupés de politique pure vont être conduits à de nouvelles réflexions grâce à L’Esprit des lois . Ils se demanderont si les lois font le bonheur des Français et s’ils en doutent, ils en concluront qu’elles sont mauvaises et qu’il convient de les changer.
    On parle également de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient . DenisDiderot, son auteur, s’est récemment fait connaître par Les Bijoux indiscrets , un roman libertin qui a charmé la Cour et la Ville. Dans son dernier petit ouvrage, philosophique celui-là, il combat la « superstition » et le « fanatisme », autrement dit la religion, et se fie à la seule raison pour trouver la vérité. Si l’on en croit tous ces auteurs, les Français de plus en plus incrédules aspirent à la liberté de pensée, à latolérance, à des transformations politiques et surtout au bonheur en ce monde. Ces idées exprimées par des écrivains aussi divers sont-elles le reflet d’un petit groupe de penseurs téméraires ou correspondent-elles à une réalité ?

    « Bête comme la paix »
    Sans spéculer sur l’avenir politique du royaume, les Français attendaient avec impatience la conclusion du traité de paix dont les négociations traînaient en longueur. Les plénipotentiaires sont enfin parvenus à un accord et le texte définitif a été signé le 18 octobre 1748. Le roi était alors à Fontainebleau. Quelle déception à la Cour comme à la Ville !Louis XV avait fait savoir qu’il voulait traiter en roi et non en marchand, mais on ne s’attendait pas à ce qu’il renonçât à tirer parti de ses conquêtes aux Pays-Bas et en Hollande. Il n’accepte que les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla pris aux Autrichiens en faveur de donPhilippe, l’époux de sa filleÉlisabeth. C’est le seul avantage – si l’on peut dire – que la France retire de ce long conflit qui a tant coûté aux Français. D’autre part, le roi reconnaît implicitement François deLorraine pour empereur et s’engage vis-à-vis de l’Angleterre à renvoyer du royaume le prétendantStuart.
    Tant de magnanimité de la part du souverain surprend tout le monde. La noblesse ô combien active dans les batailles (qu’on se souvienne du poème de Fontenoy) ne comprend pas pourquoi S.M. n’a pas voulu conserver au moins quelques places fortes dans les Pays-Bas. Le peuple est déconfit. « Tu es bête comme la paix ! », crient les harengères en s’invectivant à la halle. On répète partout qu’on a travaillé pour le roi dePrusse, cet allié intermittent et sans scrupule qui est le seul bénéficiaire de la guerre puisqu’il a obtenu la Silésie. On cherche à comprendre les raisons qui ont pousséLouis XV à adopter une attitude aussi conciliante à l’égard de ceux qu’il a combattus. D’aucuns estiment que ses convictions morales l’ont emporté sur ses appétits de conquête. N’a-t-il pas écrit auroi d’Espagne que