Le temps des illusions
mais seulement une cheminée pour faire chauffer leur soupe apportent la viande aux pâtissiers qui la passent dans leurs fours en récupérant le jus qu’ils mettent dans les pâtés.
Si le pain et la viande venaient à manquer, Paris serait réduit à la famine. Les habitants se souviennent de la panique qui régna pendant quelques jours en 1745. Une étrange maladie avait frappé les vaches. Prises d’un furieux mal de gorge, elles commençaient par bouger la tête dans tous les sens et finissaient par faire des sauts avant de s’effondrer. L’affaire était si sérieuse qu’on n’osait plus manger de viande ni boire du lait. On racontait qu’un curé avait jeté un sort à ces vaches qui étaient devenues folles. Les médecins firent ouvrir les bêtes et tentèrent vainement de trouver l’origine du mal, qui passa tout seul. Cependant on redoute toujours une épidémie qui affamerait Paris.
Il y a pourtant un animal que personne ne penserait débiter en morceaux pour le manger, c’est le rhinocéros de la foire Saint-Germain. Tout Paris court le voir malgré le prix élevé des billetsexigés à l’entrée. Il s’agit d’une énorme bête à la peau noire couverte d’écailles qu’on n’a jamais vue en France. Le capitaine d’un vaisseau hollandais l’a rapportée des Indes. Depuis qu’il a débarqué, l’officier exhibe ce curieux compagnon partout où il passe. Il l’a présenté au roi à Versailles devant la Cour saisie d’étonnement.Louis XV voulait l’acheter pour sa ménagerie, mais son propriétaire en voulait 100 000 écus ! Le roi préféra renoncer à l’acquisition de ce monstre. Le capitaine est reparti avec son animal dans une caisse montée sur quatre roues traînée par huit chevaux. On ne sait comment il pourra le garder. Son entretien est fort coûteux : il mange chaque jour cinquante livres de foin, quinze livres de pain et boit quinze seaux d’eau !
Le public parisien est bon enfant. Il s’amuse avec des pantins de carton peint qui représentent Scaramouche, Arlequin, des bergers, des bergères et toutes les figures imaginables. Certaines sont découpées pour prendre des poses lascives. Des artistes, tels que le peintreBoucher, n’ont pas hésité à prêter leur pinceau à ces fantaisies. Inutile de préciser qu’elles coûtent cher. Mais on trouve des pantins de toutes les tailles et à tous les prix. L’engouement pour ces bagatelles fait qu’on en trouve maintenant pendues à toutes les cheminées. C’est le cadeau à la mode pour les dames et les demoiselles, surtout quand on brûle les livres.
Avez-vous lu Les Mœurs, L’Esprit des lois ou la Lettre sur les aveugles ?
« Avez-vous lu Les Mœurs ? », demande-t-on dans toutes les sociétés, car l’ouvrage est maintenant introuvable. Sur les marches du Palais de Justice, le bourreau a lacéré et brûlé ce livre que les Parisiens lisaient avec passion. Le Parlement, par un arrêt daté du 6 mai 1748, l’a condamné comme impie, blasphématoire et contraire aux bonnes mœurs. Son auteur, un avocat de trente-cinq ans, François VincentToussaint, qui vient de se remarier, est aussi surpris par son succès qu’étonné par cette condamnation. Aucun traité de morale, car c’en est un, n’avait retenu à ce point l’attention du public. Les textes de ce genre s’adressent généralement aux élites et aux lettrés, mais celui-ci se lit facilement. Avec plaisir même. Toussaint mêle habilement raisonnements, tableaux,conseils et portraits. C’est un cours de philosophie bourgeoise présenté avec esprit proposant une morale indépendante de toute croyance religieuse. Son auteur voulait qu’il soit lisible aussi bien par un chrétien que par un mahométan. Sa morale indépendante de la religion se fonde sur la raison. Toussaint condamne les haines et les persécutions que la diversité des pratiques a causées et revendique pour les hommes et les femmes le droit au bonheur. Il fait l’apologie « des passions qui sont bonnes, utiles et nécessaires ». Il prône les douceurs de l’amour, attaque l’indissolubilité du mariage et critique l’autorité du père de famille réellement abusive en ce siècle.
On ne peut pas dire que ses idées soient vraiment neuves, mais il est le premier écrivain à donner ce qu’on peut appeler un code du déisme. En peignant les êtres humains tels qu’ils sont avec leurs faiblesses et leurs aspirations à mieux vivre trop souvent freinées
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