Le temps des illusions
griffonnant quelque pancarte newtonienne, elle a eu un petit besoin. Ce petit besoin était une fille qui a paru sur-le-champ. On l’a étendu sur un livre de géométrie in-quarto. La mère est allée se coucher et si elle ne dormait pas, elle vous écrirait. » C’est ainsi queVoltaire annonça l’heureuse délivrance d’Émilie au marquis d’Argenson. Quelques jours plus tard, incommodée par la chaleur de l’été tardif, elle fut prise de fièvre. Elle tomba soudain dans l’inconscience et mourut en quelques minutes. Voltaire et Saint-Lambert étaient à son chevet.Accablé de douleur, Voltaire tomba au pied de l’escalier. À Saint-Lambert qui l’aidait à se relever il dit en pleurant : « De quoi vous avisiez-vous de lui faire un enfant ? » Depuis ce drame, il dépeint à ses amis « l’état horrible » dans lequel il se trouve. « J’ai perdu le soutien de ma malheureuse et languissante vie. Est-il possible que ce soit elle qui ait péri avant moi ? Il faut souffrir et voir souffrir, mourir et voir mourir. Voilà notre partage. »
Le cardinal deTencin pourrait bien souscrire à ces paroles. Sa sœurAlexandrine, dont la santé se délabrait depuis deux ans, est morte le 8 décembre 1749, à soixante-sept ans. Elle avait eu la joie de revoirMontesquieu auquel elle a toujours voué une affection fraternelle. Il révéla au cardinal qu’elle était l’auteur de romans anonymes, notamment Les Mémoires du comte de Comminges et Le Siège de Calais . « Fontenelle et moi sommes les seuls à posséder ce secret », lui dit-il. Ces fictions moralisatrices ne ressemblent guère à la vie de leur auteur ! Sans doute était-ce pour cela qu’elle n’en avait jamais parlé. Et surtout, elle se rendait compte du peu de poids de tels écrits au regard de ceux des penseurs qu’elle recevait. Cependant, sa plus grande œuvre est sans doute l’enfant qu’elle a abandonné sur les marches de l’église Saint-Jean-le-Rond en 1724 2 . Brillant géomètre, patronné parMaupertuis qui l’a introduit chez Mme Geoffrin et chez Mme du Deffand, il réjouit ces sociétés par son esprit mordant, son talent d’imitateur, mais il accomplit en même temps une œuvre scientifique reconnue par toutes les académies d’Europe. Mme deTencin le savait, mais elle ne voulut jamais le voir.
Peur sur la ville
Depuis le mois de janvier 1750, un climat délétère règne à Paris où la vie quotidienne devient de plus en plus difficile. Les loyers et les denrées de première nécessité ne cessent d’augmenter, les habitants sont toujours pressurés d’impôts et la misère des campagnes attire des centaines de mendiants dans la ville. Le comte d’Argenson, chargé du département de Paris, a remis en vigueur d’anciennes ordonnances permettant d’arrêter les vagabonds. Lesexempts de police, excités par la prime rondelette qu’ils reçoivent pour chaque arrestation, font preuve de trop de zèle. En quelques mois ils ont mis sous les verrous quantité de mendiants mais aussi des centaines de jeunes garçons exerçant des petits métiers qui ne sont pas soumis aux corporations : des décrotteurs, des ramoneurs, des gagne-deniers… Paris vit désormais dans la psychose de l’enlèvement.
C’est ainsi qu’au début de l’année des compagnons bouchers attaquèrent des exempts qui entassaient de pauvres adolescents dans une voiture. Il s’ensuivit une bataille de rues tandis que les passants couraient se réfugier là où ils pouvaient. Quelques jours plus tard, on racontait qu’un faux dévot avait pris plusieurs enfants et qu’il les avait menés dans un carrosse pour les confier à de riches personnes qui devaient en prendre soin. Des affiches écrites à la main, placardées dans les rues du quartier Saint-Antoine, mirent la population en garde contre les agissements criminels des sbires de la police accusés d’enlever des enfants ; les parents ne les envoyèrent plus à l’école.
Vers la fin du mois d’avril coururent de nouvelles rumeurs d’enlèvements. Des « mouches » repéraient les enfants, usaient de divers moyens pour les attraper et les donner aux exempts et aux archers habillés de vêtements civils pour ne pas être remarqués. On disait que ces jeunes gens étaient destinés à des manufactures de vers à soie au Mississippi. En attendant leur départ, on les conduisait à l’hôpital Saint-Louis, hors de la ville.
Le 16 mai, près du Pont-Marie, rue des
Weitere Kostenlose Bücher