Le temps des illusions
billets, tout est devenu inutile et les prix ont considérablement augmenté. Les bourgeois vivent chichement et les pauvres meurent de faim en raison de la hausse des prix. Tout le monde est ruiné à l’exception du Régent, des princes et de tous ceux qui ont retiré leur argent au moment favorable. Le Régent a distribué des pensions à tour de bras. Son ami le duc deSaint-Simon, choqué par tant de largesses, note rageusement le nom de tous ces profiteurs.
Les provinces sont un peu moins touchées par la crise financière que Paris, mais elles sont victimes d’autres fléaux : la peste partie de Marseille au mois de juillet décime la Provence. Un bateau venu de Saïda, Le Grand-Saint-Antoine , est à l’origine de l’épidémie. À Tripoli où il fit escale, il avait dû embarquer des Turcs qui moururent de fièvre en quelques heures. Arrivé le 25 mai à Marseille, les autorités du port autorisèrent le débarquement des marchandises, tandis que les passagers restaient en quarantaine pendant dix-neuf jours au lazaret.
Dès le 20 juin, les médecins de la ville déclarèrent plusieurs décès suspects. Les portefaix qui avaient transporté les caisses du navire dans les entrepôts furent les premières victimes. L’épidémie se propagea avec une telle rapidité que les échevins écrivirent au gouverneur de la province, le maréchal deVillars, et auRégent pour les avertir du danger. Le 22 juillet, la traditionnelle foire de Beaucaire attira une partie de la population marseillaise. Pendant ce temps le parlement d’Aix décida de tracer un périmètre de sécurité autour de la cité phocéenne, menaçant de la peine capitale ceux qui le franchiraient. La ville se trouva ainsi presque totalement dépourvue d’officiers de police, de magistrats, de sages-femmes et même de médecins. Le viguier, quatre échevins, l’évêque Mgr deBelzunce et les prêtres se trouvèrent seuls au milieu d’une population démoralisée frappée chaque jour davantage par la maladie que personne n’osait appeler par son nom. Les édiles avaient toutes les peines du monde à pourvoir à l’approvisionnement nécessaire à la survie des habitants. À deux lieues de la ville, au milieu d’un champ, ils s’entendirent grâce à des porte-voix avec les représentants de la province pour la livraison des denrées nécessaires.
À l’intérieur de la cité, Mgr de Belzunce et son clergé ainsi que quelques hommes de bonne volonté essayaient de porter secours à la population. Les deux tiers des malades étaient foudroyés une semaine après avoir été atteints ; les autres survivaient, on ne sait pourquoi. On dénombrait 500 morts chaque jour. Les rues étaient jonchées de cadavres effroyables à voir. Sous les arbres des places publiques, devant les porches des immeubles et les auvents des boutiques, des malades imploraient les secours des passants et poussaient des cris de douleur. Les prêtres bravaient le danger pour apporter la communion aux mourants avec de longues pincettes afin de ne pas contracter le mal.
Aucune médication n’existait et les médecins ne servaient pas à grand-chose. Ils sortaient vêtus de longues robes de toile cirée, et portaient sur la tête un masque de maroquin descendant sur le visage orné d’un faux nez ressemblant à un bec de perroquet rempli d’aromates et de parfums. Ils protégeaient leurs mains avec des gants de maroquin et tenaient de longues cannes destinées à tenir à distance les passants et les chiens. Pour se prémunir contre la contagion, ils gardaient sur leur poitrine un sachet rempli de camphre, de benjoin, de sang en poudre et d’un crapaud desséché ! Avant de tâter le pouls des malades, ils trempaient leurs mains dans du vinaigre et les retrempaient après. Cette mise en scène ne les protégeait guère. Leur présence rassurait la population qui déplorait qu’ils fussent si peu nombreux, beaucoup ayant pris la fuite dès le début de l’épidémie. On fit un pont d’or à tous ceux qui accepteraient de venir. Le docteurChirac, premier médecin duRégent, suggéra d’installer aux carrefours des marmites remplies de viande et de soupe auprès d’orchestres. Ainsi la jeunesse pourrait danser et se nourrir afin de remonter le moral des Marseillais. Un autre médecin proposa d’allumer des feux pour chasser les miasmes. En plein été ces incendies de carrefour furent pires que le mal. D’autres médicastres estimaient qu’il fallait
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