Le temps des illusions
rapidement possible. Mgr deTencin envoie un homme sûr auprès du procureur du Grand Conseil, lequel se rend sur les lieux du drame avec deux conseillers, un greffier et deux chirurgiens. Tandis que les magistrats interrogent les témoins, les chirurgiens procèdent à la « visite » du cadavre. Tous concluent à l’« homicide sur soi », autrement dit au suicide. Ces messieurs du Grand Conseil ont intérêt eux aussi à éviter un scandale qui rejaillirait sur leur juridiction tout entière, car le suicide est encore considéré comme un crime. Il faut agir le plus vite possible. Mais comment se débarrasser du corps ? Les dépouilles des suicidés doivent être promenées sur un tombereau à la vue de tous et ne sont pas enterrées en terre consacrée. Il est cinq heures. Épuisée, Mme deTencin est allée se coucher pendant qu’on sert un dîner à ces convives inattendus dont l’anxiété va croissant.
Mgr deTencin appelle le curé de la paroisse Saint-Roch et lui expose la situation, mais le prêtre redoute les foudres de l’archevêque de Paris, Mgr deNoailles. Mgr de Tencin lui explique longuement, preuves à l’appui, queLa Fresnaye n’avait plus sa raison et le prêtre finit par céder. Il ne reste plus qu’à ensevelir le défunt, mais il est si grand qu’on ne trouve aucun cercueil à sa taille. Il faut en fabriquer un tout exprès pour lui. Enfin, vers deux heures du matin, munis d’un ordre du Grand Conseil, des porteurs enlèvent la bière et procèdent à l’inhumation au cimetière Saint-Roch. Et chacun d’essayer de trouver quelque repos.
À la Bastille
Malgré les précautions prises par Mgr de Tencin et ses proches, l’affaire était connue de tout Paris dès le lendemain matin. Le Châtelet, chargé des affaires criminelles ordinaires, fut persuadé que le Grand Conseil avait voulu le dessaisir d’une cause importante. Aussi envoya-t-il le 8 avril un commissaire pour interrogerMme de Tencin et les témoins du drame. Le frère et la sœur ne s’inquiétèrent pas outre mesure de cette démarche qui semblait naturelle. Mais l’affaire ne faisait que commencer.
Le 9 avril, un avocat au Grand Conseil, M. deSacy, déclara que La Fresnaye lui avait remis deux lettres cachetées à n’ouvrir qu’après sa mort en présence de ses créanciers. Il les remit à un notaire qui les déposa au greffe criminel du Châtelet puisque cette cour instruisait l’affaire. En présence du notaire, d’un commissaire et des Tencin, on ouvrit la première enveloppe que l’on prit pour un testament. Ce n’était qu’un abominable mémoire contre Alexandrine. La Fresnaye traitait son ancienne maîtresse de monstre vomi par les Enfers qu’on devait chasser de l’État. Il déclarait qu’elle l’avait souvent menacé de mort et que s’il venait à mourir, elle était coupable de son assassinat. Enfin il dénonçait ses mœurs dissolues : alors qu’il était son amant, elle couchait avecFontenelle, avec son neveu d’Argental et bien d’autres encore. Quant aux reconnaissances de dettes qu’elle détenait, elles étaient fausses. En entendant de telles accusations, Mme deTencin faillit s’évanouir.
Sans s’informer davantage, leChâtelet accusa de meurtre la malheureuse Alexandrine. Le 10 avril, à deux heures du matin, malgré la fièvre violente contre laquelle elle luttait depuis plusieurs jours, elle fut conduite dans la prison du Petit-Châtelet, une forteresse médiévale située au débouché du Petit-Pont sur la rive gauche de la Seine. On l’enferma dans une de ses cellules insalubres.
Pour la première fois de sa vie, Mme de Tencin sombra dans le désespoir. Heureusement, son frère se démena comme un diable, fit jouer ses hautes relations et, grâce aumaréchal d’Huxelles, il obtint qu’elle fût transférée à la Bastille. Prison d’État de sinistre réputation, ce n’est pourtant pas une geôle comme les autres. À condition d’en avoir les moyens, on jouit d’une détention assez douce : un traiteur apporte les repas ; on peut faire venir son mobilier et, dans certains cas, les visites sont autorisées. Mme de Tencin bénéficie de ce traitement de faveur. Elle a obtenu que sa femme de chambre reste auprès d’elle. Néanmoins, la procédure judiciaire suit son cours. À plusieurs reprises, elle a été conduite chezLa Fresnaye et chez elle pour assister aux perquisitions qui n’ont abouti à rien. On lui a réservé enfin un raffinement
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