Le temps des illusions
provocation ne mérite que des coups de bâton. Mlle Lecouvreur feint alors de s’évanouir pour faire diversion.
Quelques jours plus tard, le chevalier de Rohan fait parvenir à Voltaire une invitation comme venant duduc de Sully.Voltaire s’y rend, s’aperçoit qu’il n’est pas invité, mais le maître de maison le retient à dîner. Pendant le repas, un laquais murmure à son oreille qu’on l’attend dehors. Voltaire se lève et sort de l’hôtel. À peine a-t-il franchi la porte cochère que quatre sbires se précipitent sur lui en lui assénant force coups de bâton. Assistant à la scène dans une boutique voisine, lechevalier de Rohan crie de ne pas toucher la tête de sa victime. Lorsqu’il estime que l’insolent a été suffisamment battu, il ordonne à ses laquais d’arrêter leur besogne.
Malgré le triste état dans lequel il se trouve, Voltaire rentre chez le duc de Sully, lui conte l’affaire, veut le convaincre que le guet-apens réservé à l’un de ses hôtes l’atteint lui-même, mais le duc se contente de trouver l’agissement de Rohan « violent et incivil ». Il refuse de porter plainte contre lui comme le souhaite Voltaire. Dépité, le malheureux se rend auprès de Mme dePrie, qui lui fait une réponse embarrassée. Sans se décourager, il obtient une audience de la reine, qui n’interviendra pas non plus.
Un Rohan a bastonné un poète. Un Rohan est intouchable. « Nous serions bien malheureux si les poètes n’avaient pas d’épaules », dit M. deCaumartin, évêque de Blois. Auprésident de Montesquieu, surpris que le chevalier de Rohan ne soit pas puni pour avoir contrevenu aux lois du royaume, le maréchal deVillars a répondu : « Mais c’est un poète. » Et M. de Montesquieu de riposter : « J’avais cru qu’un poète était un homme 11 . »
Ulcéré de se voir ainsi traité, Voltaire voulut provoquer en duel son agresseur. Le bruit courut qu’il préparait contre lui un mauvais coup.Le cardinal de Rohan demanda àM. le Duc de le faire mettre à la Bastille. Le roi signa une lettre de cachet et Voltaire fut arrêté ayant sur lui deux pistolets et 65 louis d’or. Une somme aussi importante laisse à penser qu’il avait l’intention de prendre la poudre d’escampette après un duel, ou une agression. Après deux semaines passées en prison, il s’est embarqué pour l’Angleterre, le 10 mai 1726, sur un packet-boat , le Betty . Lepublic estime que tout le monde a eu tort :Voltaire d’avoir offensé lechevalier ; celui-ci d’avoir commis un crime en faisant bastonner celui qui avait osé lui répondre ; le gouvernement de ne pas avoir puni le chevalier et d’avoir emprisonné la victime pour tranquilliser l’agresseur !
Deschauffourssodomite et assassin
Il y avait évidemment bien d’autres prisonniers à la Bastille pendant queMme de Tencin et Voltaire s’y trouvaient enfermés. L’un d’eux, le sieur Deschauffours, sortit peu après Voltaire et quelques jours avant Alexandrine, mais ce fut pour son dernier voyage. Un tombereau le conduisit jusqu’à la place de Grève où il fut brûlé vif… pour sodomie. L’homosexualité condamnée par l’Église est encore considérée comme un crime dans le royaume de France. Les enfants de Sodome pris en flagrant délit sont passibles du bûcher. Cependant, il y a longtemps que ces feux se sont éteints. On ne condamne plus à cette peine que ceux dont la sodomie se double de quelque autre crime, tel que viol, rapt ou assassinat. En pratique, seuls sont traduits devant le lieutenant de police les homosexuels pris en train de draguer ou de se faire draguer dans un lieu public ou qu’une dénonciation signale à l’attention du magistrat pour être arrêtés. Afin de débusquer les sodomites, la police utilise des jeunes gens, pour la plupart anciens prostitués, qu’on appelle des « mouches » et qui ont pour mission de draguer les infâmes et de les livrer à l’exempt dissimulé non loin de là au moyen d’un signal convenu. Suivant son rang social, le prévenu est immédiatement relâché ou bien conduit devant le lieutenant de police ou encore convoqué pour un jour à sa convenance. On fait preuve de beaucoup d’indulgence pour les grands seigneurs qui s’encanaillent (il y en a plus qu’on ne l’imagine) et pour les prêtres que l’on confie à leur évêque ; les autres risquent la prison. En 1725, les services de police ont fait établir un fichier des
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