Le temps des illusions
decruauté difficilement soutenable : pendant sept heures, elle subit un interrogatoire devant le cadavre décomposé de La Fresnaye exhumé pour la circonstance !
Les magistrats du Châtelet s’acharnent sur elle comme s’ils voulaient la forcer à avouer le meurtre de son ancien amant et peut-être d’autres forfaits. Ils omettent volontairement de faire état de la seconde enveloppe laissée par le défunt à M. deSacy. Il s’agit d’une lettre du défunt adressée à Mgr deTencin par laquelle il reconnaît ses dettes et se dit acculé au suicide. Enfin ils ont retrouvé les reconnaissances de dettes. Alors pourquoi tant de haine ? Mme de Tencin n’est-elle pas en train de payer en sa personne tous les excès de la Régence qu’elle incarne parfaitement aux yeux de ces commissaires rigides et plutôt jansénistes ? Toutes ces épreuves l’ont rendue malade et elle sombre dans une mélancolie que ses amis ne parviennent pas à dissiper.
Miracle le 3 juin 1726 : le Conseil du roi a décidé de renvoyer au Grand Conseil l’instruction faite par leChâtelet. Mme deTencin est sauvée. Innocentée mais épuisée, elle quitte la Bastille le 16 juin. Amaigrie, fiévreuse, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle est partie se reposer dans le village de Passy réputé pour la douceur de ses sources, mais ses amis craignent pour sa vie tant elle semble faible.
« Nous ne nous baisions pas par la fente de la cloison »
Par le plus grand des hasards,Voltaire fut le voisin de prison de Mme Tencin du 18 avril au 1 er mai. Un mur les séparait, mais ils ne pouvaient pas communiquer. Cette rencontre sans parole émoustilla le poète : « Nous étions comme Pyrame et Thisbé, mais nous ne nous baisions pas par la fente de la cloison 9 » écrivit-il à un ami lorsqu’il retrouva la liberté. Il n’éprouvait pas les mêmes angoisses que l’ancienne religieuse. Personne ne le soupçonnait de crime, pas même d’avoir commis des vers impardonnables. C’était son nom d’emprunt et son insolence qui l’avaient conduit sous les verrous.
M. de Voltaire est maintenant un homme de lettres confirmé. Son Œdipe joué sur la scène de la Comédie-Française en 1718 l’a consacré comme le plus grand dramaturge de ce temps. Il a dédié sa pièce imprimée àMadame, mère du Régent. Sa renommée dépasse les frontières du royaume. Il a envoyé cette même œuvre accompagnée d’une épître flatteuse auroi d’Angleterre qui lui a offert une montre en or pour le remercier. Il se prend pour le successeur deCorneille et deRacine. Ses deux dernières tragédies, Artémise et Mariamne , n’ont pas obtenu le même succès qu’ Œdipe , mais la publication de son long poème épique à la gloire d’Henri IV, intitulé la Henriade , que l’on a déjà réédité, l’a couvert de gloire. Les grands recherchent sa compagnie et il passe sa vie de château en château. Tout en poursuivant une liaison avec Mlle Lecouvreur, il a pour maîtresses Mme deBernières, l’épouse d’un président du Parlement, et Mme deRuppelmonde. Il fait sa cour auduc de Bourbon et àMme de Prie. Il a même obtenu que cette dame encore toute-puissante lui loue un appartement dans son hôtel à Fontainebleau pour assister au mariage du roi. Il s’est attiré les bonnes grâces de la reine et fait tout pour consolider sa situation à la Cour. Le nom deVoltaire qu’il s’est attribué lui donne, croit-il, un petit air d’élégance aristocratique qui lui manquerait s’il s’appelait encore Arouet. Il souffre de n’être pas né, mais la prétention nobiliaire qu’il affiche peut attirer le mépris de ceux qui sont nés. Aux yeux de certains, il n’est qu’un poète parvenu qu’on peut renvoyer d’une chiquenaude à sa roture originelle.
« Monsieur de Voltaire, Monsieur Arouet, comment vous appelez-vous ? », lui demande un soir à l’Opéra lechevalier de Rohan-Chabot, un cadet de l’illustre famille de Rohan et qui connaît l’écrivain depuis longtemps.
« Et vous, vous appelez-vous Rohan ou Chabot ? », réplique Voltaire 10 .
Deux jours plus tard, ils se rencontrent au foyer de la Comédie-Française ; Rohan lui pose la même question en présence de Mlle Lecouvreur. « Je commence mon nom là où vous finissez le vôtre » répond Voltaire exaspéré par la sottise du chevalier. Ce dernier lève sa canne pour frapper l’insolent, mais se ravise aussitôten disant que cette
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